Anton Beraber | La fonte des glaces
Les petites nations
Le Territoire n’est pas en Bretagne : confusion dont je fus fréquemment témoin. Rien, en effet, n’eût empêché qu’il le fût, le caractère de ses habitants, l’affleurement des terres dures et, malgré tout, la piètre qualité du jaja. Et pourtant mes visites à Rennes n’ont fait qu’exacerber les différences qu’au contraire j’eusse souhaité voir résoudre. On dit : Rennes c’est à peine la Bretagne. Je poussai, obéissant à Le Bohec, jusqu’au bourg du 29 où dix ans de sa vie se consumèrent pour rien et qu’elle tient pour breton, incontestablement : ce n’était pas le Territoire. Sous la pluie l’arbre devant la fenêtre de la cuisine bleuissait bien comme elle dit ; sur le calendrier une croix sur le jour des boueux, une autre pour les déchets verts, sûr qu’on aurait pu transposer ; sur la départementale devant des cyclistes solitaires, pas inconciliables avec ceux que j’avais connus là-bas mais quand je les saluai à la façon qu’ils auraient dû comprendre, pas un pour répondre. Sans doute cela tient-il à ce que le Territoire, lui, nourrit chez ses visiteurs d’un jour l’illusion d’en être depuis leur naissance, que son sol aussitôt absorba vos racines et les gonfla de sucs siens, et qu’il les autorise de s’y faire enterrer. La Bretagne, non. La position toute marginale qu’on sait avoir été celle du Territoire dans la lutte des petites nations pour l’indépendance justifie le mépris que les Vretoned affichent à son endroit ; que, de plus en plus nombreux, ses étudiants pallient l’incuriosité native du Territoire pour la sociologie en allant remplir la fosse des amphis de Rennes-II, qu’ils y plaisent aux femmes et triomphent aux échecs n’a fait qu’entretenir l’agacement. Cependant sous l’un et l’autre ciel les indigènes gardent au front le pli d’un souci ancien et secret, à l’égard de Paris votent généralement la défiance, et du temps qu’ils campaient là les soldats allemands y reçurent pour consigne de n’aller jamais pisser seul à l’écart des chemins.
Joseph C.
On ne saura jamais ce qu’aurait pensé Joseph C. du Territoire. Il ne manifesta jamais clairement le désir de s’y rendre. Je crus longtemps qu’il se raviserait, parfois son indifférence donnait les signes d’un fléchissement ; je pris la liberté, les dernières fois que je le rencontrai, de lui offrir quelques-uns de ces jolis polissoirs que les marcheurs de nuit du Territoire repèrent dans les labours à la torche, tout brillants de condensation. Un ami commun m’assure qu’il les a conservés. A la vérité nous rompîmes si brutalement qu’il m’est impossible, aujourd’hui encore, d’apprécier la sincérité de sa colère. On prétend que les torts sont miens ; je veux croire, au contraire, que la fatalité d’un voyage dans le Territoire ne lui parut plus évitable qu’à ce prix. La couronne qui l’y attendait s’annonçait sur ses tempes par de douloureuses marques qu’en homme averti de ces choses-là il dut prendre pour une sommation.
La fonte des glaces
Le Territoire n’est pas concerné par la fonte des glaces. Son relief tout modeste soit-il et l’éloignement de la mer promettent une honnête résistance à l’engloutissement. Si l’eau devait persister de monter, les communes du Territoire ont fait aménager des caches dans le haut de la pente, au bord septentrional : ils y conserveront les femmes pleines et les registres paroissiaux. L’océan dût-il les couvrir tout entier, ils n’en manifesteraient aucune de ces inquiétudes qui trahissent les peuples trop jeunes : le souvenir leur reste, à eux, du temps de la Vraie Vague. Le monde, jurent-ils, à chaque fin de cycle a l’hygiène de se renouveler. La Vraie Vague imprima des formes amusantes aux montagnes, emporta jusqu’au nom des rois d’avant et, en contrepartie peut-être, sous le soc des sous-soleuses jeta des poissons pétrifiés. Les hommes du Territoire vous montrent sur le mur de la cave la ligne sombre du cataclysme. Des puits les plus anciens l’eau reste toujours saumâtre mais rien que ne puisse résoudre un filtre à charbon de bonne marque.
La force giratrice
Le français sur le Territoire n’a pas à proprement parler d’accent. Cela déçoit. On aurait imaginé, si loin de l’autoroute, quelque chose de rugueux, des r en fond de gorge ajoutant aux brûlures normales des phosphates, des longueurs incrédules quand la phrase exagère et, comme partout autour, plus prononcée peut-être, l’usure du nom des morts en partant du début. Tout se passe au contraire comme si leur parlance obéissait à la puissante règle d’harmonie organisant ici les paysages et les natures humaines. Le Territoire est au centre du monde : quoi d’étonnant à ce que la force giratrice ait plus qu’ailleurs aplani les extravagances des pourtours. De mes hôtes là-bas on traquerait en vain les bizarreries phonétiques, leur absolu classicisme déconcerterait un sociétaire de la Comédie. Tout au plus parvins-je à isoler dans leurs banals souvenirs de guerre une tendance à écraser les hiatus internes : tuer en une syllabe unique, presque indiscernable du toi. Il aurait fallu, pour vérifier ma trouvaille, que je les surprisse à puer, à ruer ; mais ils ne puent pas plus que la terre qu’ils retournent, et leurs placides bêtes de trait ne s’émeuvent plus guère des orvets quand le soc assassin les dénoue dans la brûlure du sillon.