La panse du chacal et le pardon demandé aux Indiens
Chantal Anglade : Et votre dernier roman, La panse du chacal ?
Raphaël Confiant : J’ai une grande affection pour les Indiens parce que quand j’étais enfant dans les classes il y avait trois catégories qui étaient particulièrement ostracisées et qui se battaient tout le temps : le chabin mais qui en même temps était valorisé parce qu’il avait la peau claire, les Nègres-Congo, c’est-à-dire les très noirs, et les Indiens.
Ch.A. : Un Nègre-Congo, c’est quelqu’un qui est très noir, ou c’est quelqu’un dont les ancêtres sont arrivés après l’esclavage ?
R..C. : Au départ, ce sont ceux qui sont arrivés après l’esclavage, et après c’est toute personne très noire - forcément ceux qui sont très noirs ne sont pas là depuis trois siècles, ce n’est pas possibles. Ceux qui ont des noms africains sont issus de ceux qui sont venus après l’abolition ; on leur a juste donné un prénom, mais ils ont gardé leur nom.
Ch.A. : Donc dans la classe, ostracisés pires que tout, les Indiens ...
R..C. : Tout le monde se liguait pour les emmerder, les battre et les frapper parce qu’ils avaient une constitution pas très forte.
Ch.A. : Il y avait un réel racisme ?
R..C. : Oui. Je me rappelle quand j’étais enfant, je le raconte dans Eau de café, il y avait un soulard indien, René-Couli, qui passait dans le bourg, on l’accablait de jets de pierres, on l’insultait, on le frappait, mais pas gentiment ! c’était pas des petites pierres ! il était parfois blessé, et les adultes riaient, ah !ah !ah ! C’est atroce. C’est en devenant adulte que j’ai pris conscience de cela, en allant en France, en fréquentant des Indiens de l’Océan Indien, de Pontichery que je me suis dit que ces gens-là venaient de civilisations millénaires ! et je me suis remémoré toutes les cérémonies indiennes auxquelles j’ai participé enfant qui pour moi était du quimbois. Mon grand-père avait une distillerie en pleine campagne du Lorrain et avait des travailleurs indiens, et certains dimanches ces travailleurs indiens faisaient des cérémonies : mes tantes me disaient « c’est du quimbois, de la sorcellerie, il ne faut pas y aller regarder » j’étais très effrayé de voir ces types avec des costumes rouges, des statuettes, danser sur des coutelas... J’avais refoulé cela, mais devenu adulte, tout cela est revenu ; je me suis dit qu’il fallait rendre hommage à ces gens-là, et j’ai toujours eu des personnages indiens, mais secondaires. Et je me suis dit : le cent cinquantième anniversaire de leur arrivée approche, je vais leur consacrer entièrement un roman, et j’ai pris un plaisir extrême à le faire, parce que pour moi c’était comme une espèce d’exorcisme, de pardon par rapport à tout ce que j’avais pu faire - malgré moi parce lorsque l’on est enfant, on fait n’importe quoi - contre ces gens, et l’accueil a été considérable, et j’envisage même un deuxième tome : ils avaient droit au rapatriement, deux indiens vont être rapatriés, l’un arrivera et découvrira qu’il est créole et qu’il ne peut pas se réadapter et reviendra aux Antilles, tandis que l’autre se réadapte et redevient indien. J’imagine donc déjà la suite de La panse du chacal. J’aime bien l’Hindouisme avec ses couleurs violentes, le rouge, le jaune ; je trouve que le monothéisme est triste ... Tandis que dans une cérémonie hindoue, il y a toutes ces fleurs, ces fruits qu’on donne aux dieux ; j’aime le côté festif et coloré de l’Hindouisme.
Ch.A. : Il y a un Hindouisme créole ?
R..C. : C’est lié à l’Hindouisme populaire, car ceux qui sont venus étaient des intouchables. L’Hindouisme s’est adapté au Christianisme et au quimbois des nègres. Il y a un mélange, même si le socle demeure hindouiste. C’est donc de l’hindouisme créole. D’ailleurs en Inde, on a interdit les sacrifices d’animaux. Ce qui rapproche cet hindouisme du quimbois, c’est que le prêtre peut entrer en transe (parce qu’en Inde, le prêtre ne rentre pas en transe). C’est la fusion entre les éléments vaudous et des éléments hindouistes.
Ch.A. : Et vous êtes allé en Inde ?
R..C. : Non, jamais. Mais je pense y aller pour écrire le deuxième. On m’a dit en garde, en me disant « tu as écrit un roman dans lequel les gens quittent l’Inde, donc à la limite tu peux te permettre de ne pas y aller ; mais là, tu écris un roman dans lequel les gens quittent les Antilles pour aller en Inde, donc tu es obligé d’y aller ». Pourtant, dans La panse du chacal, j’ai une partie qui se passe en Inde, et des Indiens m’ont dit : « pour nous, tu es déjà allé » ! Moi, je leur dis : « Non ! c’est le miracle de la littérature ! ».
Les cadavres, les agonisants en temps de famine étaient dévorés par les chacals, d’où ce proverbe à l’époque : « il vaut mieux partir étendre du sucre au soleil aux Antilles plutôt que de finir dans la panse du chacal ». C’est un adage qui s’est créé à la fin du XIXème siècle.
Je suis très sensible aussi à la présence caraïbe, et très sensible à cette phrase de Glissant qui dit « les Caraïbes n’ont pas disparu, ils ont désaparu », j’aime beaucoup ce néologisme. Cela veut dire que dans nos pratiques quotidiennes, nous continuons à faire des choses caraïbes, mais nous n’en avons pas une claire conscience. Quand un pêcheur fait une nasse, quand un vannier fait sa vannerie, quand un potier fait sa poterie, ce sont des gestes caraïbes millénaires qu’ils reproduisent sans le savoir. Quand nous parlons créole et que nous appelons le petit lézard la « zandoli » ou le lézard blanc la « mabouilla », ce sont des mots caraïbes ; tous les jours, nous faisons revivre la langue caraïbe.
Les autres volets de l’entretien à lire :
— Premier volet : Le prochain roman de Raphaël Confiant, confidences : Adèle et la pacotilleuse.
— Deuxième volet : Créolité dans la langue romanesque - « Moi j’ai l’ambition de replonger dans les strates profondes du Français et je retrouve en quelque part ce qui a donné naissance au Créole ».
— Troisième volet : La jubilation et la tristesse : « la blessure de l’esclavage est quelquepart-là. »
— Quatrième volet : Chabin-chabine - Lady Diana est une chabine !
— Sixième volet : Beauté de la canne à sucre et pauvreté de la banane