Sapiens découvre le monde | entretien avec Patrick Chamoiseau (1)
Entretien du jeudi 28 février 2008 accordé par Patrick Chamoiseau à Chantal Anglade et à Jean-Luc Vilus– Fort- de-France, bureaux du GIP- FCIP (Groupe d’Intérêt Public - Formation Continue et Insertion Professionnelle) du Ministère de la Justice, 26 Rue Ernest Desproges [1]
Chantal Anglade : Dans Un dimanche au cachot, je lis le double jeu de l’obscurité du cachot et d’une forme de lumière, non pas l’une qui annulerait l’autre mais les deux ensemble ; de cette obscurité du cachot, du passé, naît une lumière ; le passé, le cachot permettent une parole sur le présent ; c’est ce résultat qui m’intéresse : livre, cachot, composition qui contiennent les states du passé et qui avancent, page à page, linéairement, dans le présent.
Pour moi, l’écrivain, c’est celui qui écrit le monde tel qu’on ne l’a jamais écrit, qui représente non pas « la réalité » mais qui représente le présent. Et j’aime cette phrase extraite d’ Un dimanche au cachot : « En projetant l’Oubliée sur Caroline, l’écrivain entêté lui offrait du présent ».
D’autre part, autre chose, et c’est une problématique plus connue : quelque chose de l’ordre de la composition, du métissage, de la créolité si j’ose employer ce mot-là. J’ai beaucoup aimé la page 133 dans laquelle vous faites la liste de ce qui vous compose : l’éducateur, l’écrivain, le lecteur dont vous dites que c’est un lecteur « parasite », le musicien manqué, … [2]Qu’est-ce qui se passe entre le fait qu’on soit soi-même composé et le fait de composer soi-même un livre ?
Patrick Chamoiseau : On est toujours composé. Le « je » tient en bride une multiplicité de « moi ». C’est clair aussi que la situation contemporaine, puisqu’on veut parler du présent, se caractérise par un processus d’individuation extrême qui fait que nous sommes tous, autant que nous sommes, dépris de l’emprise communautaire, des anciennes certitudes qui nous étaient données par la culture collective, la langue, le Dieu, le territoire, le pays où on est né, les ancêtres et cætera, et que nous sommes arrivés à un extrême de l’individuation qui fait que nous devons construire nous-mêmes et de manière solitaire nos architectures de principes et de valeurs, concernant notre famille, notre sexualité, notre rapport aux langues. Cela crée de très grandes angoisses, ce n’est pas facile à vivre. Nous sommes l’aboutissement d’un processus vivant aléatoire qui fait que nous sommes possédés par des multiplicités qui jusqu’alors étaient tenues en laisse par un jeu culturel ou identitaire ; et on assiste à une libération de tous ces moi-là ; il me semble que l’individu contemporain, indépendamment de l’angoisse d’avoir à construire tout seul son architecture intime de références et de valeurs, est potentiellement démultiplié. Cela procure de grandes libertés - et il y en a qui en profitent jusqu’à une perversité extrême. J’ai le sentiment que nous pouvons avoir plusieurs vies, plusieurs potentialités en nous. Et c’est vrai que quand on compose, c’est pain béni. La composition par définition, c’est une exploration de cette complexité intérieure-là qui nous donne la structure complexe de ce que nous avons à composer
Ch. A : Qu’est-ce qui s’est passé avec Un dimanche au cachot ? car il y a l’avènement de ce présent et de cette complexité.
P.Ch. : C’est le sujet du livre ! Un phénomène est fondamental aujourd’hui, c’est celui de la Relation : le fait qu’aujourd’hui tout ce qui avait été produit par les humanités en terme de richesses culturelles, de certitudes, de dieux, toutes ces bulles extraordinaires qui nous enfermaient dans des communautés et des espaces, tout cela rentre dans une mouvance, une mise en relation, une inter rétroaction absolument incroyables ; ce qui s’est produit, c’est que ce cheminement vers cette conception de la Relation (qui est un concept de Glissant), je l’ai effectué par un cheminement intérieur, c’est-à-dire que je suis entré dans une réalité historique, la réalité martiniquaise qui est elle-même la résultante d’un processus de créolisation ( la créolisation, c’est la mise en contact accélérée et massive et brutale de plusieurs dieux, plusieurs races, etc. dans la plantation esclavagiste dont les résultantes sont les créolités : celle de la Martinique, du Brésil, de Cuba, ce ne sont pas les mêmes créolités). Moi, j’ai cheminé de l’exploration d’une créolité qui m’a permis de comprendre un peu – car on n’a pas fini, il nous manque une anthropologie de la créolisation, qui est tellement complexe que l’on ne peut la comprendre que si on explore les différentes créolités. Donc j’explore ma petite créolité martiniquaise qui m’ouvre à une compréhension d’un phénomène plus large, celui la créolisation des Amériques, sachant que le monde entier se créolise, ce qui ne veut pas dire que tout le monde devient créole comme nous autres créoles américains, mais que le monde devient d’une complexité fluide et accélérée. Et le processus est : créolité – créolisation –Relation. Depuis Chronique des sept misères, on voit ce cheminement.
Ch. A : Anne-Marie Garat, dans le contexte aujourd’hui obsolète du projet de Sarkozy de faire porter la mémoire d’un enfant juif mort à chaque enfant de CM2, a diffusé un texte dans lequel elle dit que, pour transmettre la mémoire, il faut passer par la fiction.
P. Ch. : La mémoire est une fiction par définition. Même l’Histoire est une fiction. Les hommes se sont toujours raconté des histoires et une mémoire collective est toujours une histoire qu’une communauté se raconte, de même qu’une histoire nationale ! Les historiens, même dans leur démarche scientifique, se racontent aussi des histoires, certes recevables dans le contexte de réalité qui est le leur : ils nous ont fait chanter « nos ancêtres les Gaulois », ils ont justifié la colonisation, ils se sont accommodés de la quasi disparition de la mémoire de la Traite et de l’esclavage. La littérature, à la différence du discours historique, dit plutôt un état du monde, elle ne raconte pas d’histoires, elle n’est pas mémorielle non plus, elle explore une situation existentielle de la manière la plus complète possible pour mieux comprendre un état du monde.
Sarkozy se raconte une histoire qu’il veut faire assumer à tout le monde. La seule Histoire qui vaille est une Histoire de toutes les histoires. S’il fallait prendre une approche mémorielle, les enfants doivent porter toutes les mémoires, sachant que toutes les mémoires sont des constructions. Il y a une construction de la mémoire juive qui est importante. Moi, je préfère que l’on en parle, parce que cela nous protège de pas mal d’horreurs qui ne sont pas loin de nous tomber dessus. Dans le cadre de la Relation, les enfants doivent porter toutes les mémoires, en leur donnant leurs places. Là où Anne-Marie Garat a raison, c’est que ce qui caractérise le monde – car ce qui importe, c’est de dire le monde, de témoigner du monde, de rentrer dans une exploration existentielle du monde : comment nous pourrons vivre ce monde, tout seul, en tant qu’individu ? Comment notre individuation nous permettra de construire de nouvelles solidarités ? Quel sera le ciment des sociétés multi transculturelles ? c’est cela notre problématique … Moi qui suis un écrivain à peau noire, je suis plus proche de n’importe quel écrivain blanc qui relève d’une créolisation historique, n’importe quel écrivain blanc de la Caraïbe que d’un écrivain africain, même si j’ai des solidarités énormes et évidentes avec l’Afrique. Et ce n’est pas parce que j’écris en Français que je suis un écrivain français ; je suis plus proche de n’importe quel anglophone ou hispanophone de la Caraïbe que d’un écrivain français ; Garcia Marques et Carpentier sont vraiment des frères. Aujourd’hui, tous les anciens marqueurs identitaires sont invalidés, nous entrons dans une complexité telle que les fraternités, que les terres natales, que les langues pourront se choisir et que pour trouver mon frère en littérature, il faut voir quelle est sa vision, sa compréhension du monde. Ce sont ces structures d’imaginaire qui vont créer les fraternités. Les anciennes anthologies littéraires ne marchent plus : on ne peut plus classer ni sur la peau (mettre tous ceux qui ont la peau noir ensemble dans un rayon négro-africain), ni sur la langue (mettre ensemble tout ce qui est écrit en Français, dans un rayon littérature française-littérature francophone) ; les nouvelles anthologies seront faites sur des structures imaginaires.
Jean-Luc Vilus : Quels sont vos frères en littérature aujourd’hui ?
P. Ch : La créolisation historique fait que dans tous les pays de la Caraïbe, et dans toutes les Amériques d’ailleurs, la structuration imaginaire est la même ; de la même manière nous sommes structurés par le grand génocide amérindien, le choc de la traite des nègres, les processus de créolisation, les brutalités extrêmes entre ces diversités broyées par les plantations esclavagistes. Ces diversités ont émergé de la plantation et continuent à être emportées par le flux relationnel du monde. Aujourd’hui, je vois les proximités dans la Caraïbe, mais il se peut qu’il y ait quelque part un écrivain inuit qui soit exactement mon frère en littérature, qui fasse partie d’exactement le même chapitre littéraire que moi.
J-L.V. : On sait que vous avez une grande sensibilité pour Saint-John Perse
P. Ch. : Oui, mais c’est la créolisation historique ! La structuration de Saint-John Perse fait que je vois tout de suite la famille. Il est de la même famille, même s’il n’est pas du même camp. Son élan vers le monde est le trouble de ceux qui sont composites, qui ont du mal à se définir et qui vont se mettre dans une espèce d’abstraction universaliste qui leur permet de se donner une définition, alors que pour vivre l’obscur de ce composite c’est très très difficile…
Ch. A. : « - Si ce n’est pas un cachot, ça change tout
Ah… Et ça change quoi ? »
Cela ne change rien !? Cette question de la réalité, de la création ?
P. Ch. : C’est Kundera qui l’a dit : un roman explore une situation existentielle de la manière la plus extrême possible ; c’est comme une expérimentation qui nous permet de produire de la connaissance sur l’humain, et dans le contexte de la Relation, c’est-à-dire dans le chahutement du monde, c’est ce qu’il y a de plus important. A partir de là, tous les ingrédients sont possibles, avec cachot, sans cachot, ici ou ailleurs, peu importe. Mais, dans les explorations de situations existentielles, le lieu est incontournable : j’ai un contexte martiniquais qui fait que cette culture qui provient des plantations et du système esclavagiste souffre d’une mésestime collective : il y a des phénomènes d’aliénation qui font que nous vivons en dehors de notre réalité, que la mémoire esclavagiste est refoulée, que le discours colonialiste a pris le dessus, la relation avec la France crée un syndrome particulier qui fait que le Martiniquais a un rapport non seulement avec lui-même en mésestime mais aussi en mésestime avec le pays. Je trouve absolument effrayant que des cachots puissent exister sans être signalés nulle part, sans être protégés par personne, sans qu’aucune cérémonie ne soit faite autour, alors que des dizaines de personnes ont souffert là-dedans. Toutes les plages de la Martinique sont des cimetières d’Amérindiens. On vit comme si de rien n’était. Et j’aime bien prendre un lieu et le charger de mystère, l’amplifier. Il y a des milliers de personnes qui sont allées voir Texaco [3]] , il n’y a rien à voir ! Mais j’ai chargé ce lieu de légendes et de mystère, et ceux qui vont le voir après avoir lu Texaco voient le mystère ! Il faut aller voir le cachot de l’Habitation Gaschette [4] !Moi, quand je touche les pierres, je sens toujours des choses. Pour quelqu’un qui a lu Le dimanche au cachot, voir le cachot sera épaissi par du mystère, de la complexité, un rapport à la mémoire, au passé, un rapport au présent qui sera différent.
Tout ce côté incertain de la littérature, ce n’est pas une saisie du réel, ce n’est pas une transmission de mémoire, c’est une exploration extrême dans des conditions expérimentales d’une situation existentielle, donc : liberté totale ! La seule règle en matière de littérature pour un roman, c’est de permettre à celui qui écrit de mieux deviner ce que pourrait être la littérature. Et deuxièmement, cela doit produire de la connaissance sur lui-même.
Ch. A. : Il y a une sorte de magma, de douleur qui peu à peu va se fluidifier, va être dite …
P.Ch. : … va se liquéfier ! Un ami m’a dit que c’était un roman liquide.
Ch. A : Il y a quelque chose de très dur qui peu à peu se liquéfie. On va réussir à dire les douleurs d’une jeune fille, existante ou pas. A travers cette figure présente se disent les douleurs passées. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il y a aussi une part de réalité. On touche là quelque chose d’extrêmement sensible et de très difficile à dire ; ce qui est intéressant dans ce livre-là, ce n’est pas tant le discours sur l’esclavage et les douleurs de l’Histoire, c’est le fait de les replacer dans le présent et de ne pas s’arrêter au passé.
P.Ch. : Oui, parce que passé et présent, dans les situations existentielles, c’est très relatif. Pour moi, c’est la même situation humaine. Et ce que je sais du réel, comme c’est un inconnaissable, une fois qu’on est d’accord là-dessus, c’est qu’on s’en rapproche par l’indicible, l’intransmissible et par l’obscur.
Ch. A. : Un certain nombre de pages indiquent bien qu’il ne s’agit pas de tout comprendre, bien au contraire. C’est aussi ce que vous dîtes de la Beauté. Vous pouvez me parler de la Beauté ?
P.Ch. : Vaste sujet ! Je vais écrire à propos de la Beauté. On est dans une telle situation, en face de l’impensable du monde – maintenant l’Autre, ce n’est plus seulement l’étranger, l’Altérité, les civilisations … Tout cela, c’est de la connerie ! –, on est dans des situations et des systèmes culturels, référentiels de plus en plus composites, dans un magma anthropologique effrayant, et nous sommes en face de cette relation au monde impensable et imprévisible qui nous met dans la même situation, je suis sûr de cela, que l’Homo Sapiens, l’esprit des origines. Sapiens qui découvre le monde ! La conscience humaine par hasard et aberration qui surgit dans du vivant ! C’est tellement insupportable et impensable que Sapiens va se construire toutes ses petites bulles mythologiques, ses dieux, ses déesses, ses sacralisations, ses symboles, ses cultures, ses religions, ses philosophies qui vont lui permettre de se confronter à l’impensable du réel, mais dans l’esprit des origines, Sapiens, lorsqu’il commence à regarder le monde et à se poser la question du monde, à travers le philtre de la conscience réflexive, éprouve le sentiment de la Beauté, qui est un sentiment qui mêle la terreur, l’incompréhension, le tremblement, l’exaltation, la fascination, la répulsion - dans le Beau il y a tout cela. Je suis en train d’explorer cette notion du Beau, et il me semble qu’il nous faut retrouver ce point particulier de l’esprit des origines où le sentiment du Beau devient une voie de stabilisation et une voie de connaissance qui permet de supporter l’impensable et l’imprévisible. Car nous ne pouvons plus construire dans le certain, c’est ce qui caractérise l’esthétique romanesque aujourd’hui, c’est l’esthétique de l’incertain, de l’imprévisible, de l’intransmissible et de l’irracontable : si on raconte des histoires dans un roman, on perd du temps ! La Beauté est cette énergie précieuse-là qu’il faut essayer de nous restituer dans l’obscur, mais en même temps d’explorer dans toutes ses dimensions.
J-L.V. : Est-ce que cela ne précise pas la question du Guerrier opposé au Rebelle ? Vous avez donné une définition du Guerrier…
P.Ch. : J’en parle, c’est vrai, mais donner une définition du Guerrier, moi-même je ne sais pas trop ce que c’est …
J-L.V. : Vous l’avez illustré, et cela a donné un peu de sens pour moi lorsque vous avez dit que Nelson Mandela serait un peu ce Guerrier.
P.Ch. : Le rebelle, il aurait coupé la tête de tous les blancs !
Ch. A. : Alors on peut enlever « imaginaire » ?
P. Ch. : Non ! C’est bien le Guerrier de l’Imaginaire ! Pour le Guerrier de l’Imaginaire, il faut plutôt penser, comme pour la Beauté, au processus d’indéfinition. Il vaut mieux l’approcher avec des indéfinitions qu’avec des définitions.
J-L.V. : Vous êtes donc pour une forme de paix entre les communautés ?
P.Ch. : Effectivement, mais je ne pense pas qu’il y aura une béatitude dans le monde qui fait qu’on sera tous frères un jour, nous allons entrer dans des systèmes chaotiques extrêmement difficiles à vivre ; seul, un imaginaire très particulier nous permettra de résister, mais toutes les aberrations, toutes les violences, toutes les absurdités et tous les aveuglements vont être plus ou moins exacerbées, vont connaître des fortunes diverses. Et l’imaginaire du Guerrier est un imaginaire qui lui permet de vivre tout cela sans sombrer dans ce chaos-là …
J-L.V. : … donc lui donne de la hauteur et de la grandeur …
P.Ch : … peut-être pas de la hauteur, car cela le met davantage en difficulté ; il n’est pas en béatitude, il est dans une vieille lucidité. Il y a plus de confort à être un intégriste ou un rebelle qu’un Guerrier. Le monde du rebelle est assez simple. Le Guerrier est dans l’incertain, l’impensable, l’imprévisible, l’indécidable …
Ch. A. : Le Guerrier dans Un dimanche au cachot est cette figure de réunification par rapport à l’explosion de la personnalité du narrateur.
P.Ch. : C’est l’imaginaire du Guerrier qui lui permet de vivre le flux chaotique des moi. Il faut que l’on arrive à ça. C’est une pauvreté de la psychanalyse que d’essayer de réinstaller une centralité ou une espèce de stabilité psychique alors que nous entrons dans des périodes de complexité… Cela se complique !
Ch. A. : Vous écrivez déjà à propos de la Beauté ?
P.Ch : Ah !oui, … je vais faire un essai peut-être …
Ch. A. : Vous écrivez à l’ordinateur ?
P. Ch. : Je prends beaucoup de notes, et j’écris directement au clavier. Mon dernier romain écrit à la main, c’était Solibo Magnifique, au crayon. Cela va trop vite maintenant. Et l’ordinateur permet des constructions. Je me souviens l’époque où je découpais des paragraphes de mes manuscrits pour les recoller avec du scotch ! Maintenant, grâce à l’ordinateur, on peut avoir des audaces conceptuelles – que les écrivains n’utilisent pas beaucoup pourtant ! On n’a plus l’imaginaire de la plume et du stylo.
J-L.V. : Vous écrivez tous les jours ?
P.Ch. : Non ! Glissant écrit tous les jours ; moi, j’écris quand j’écris ; en plus, je cherche tous les moyens pour ne pas écrire. C’est quand même un truc solennel, ce n’est pas anodin. J’ai beaucoup de mal à écrire du courrier, à répondre aux mails, je réponds des petits mots. Et puis, c’est une situation d’écriture permanente, dans ma tête j’écris tout le temps…
Ch. A. : Cela aussi, dans votre livre, vous l’avouez … Vous avouez beaucoup de choses.
P. Ch. : Il y a beaucoup de fiction, mais tout est sincère. Ce que je décris là est vraiment une réalité que je vis.
Ch. A. : Vous pouvez développer cette sincérité ? En quoi êtes-vous sincère ?
P.Ch. : Je suis sincère quand je parle du trouble intérieur, de la multiplicité des possibles, de l’impossibilité à vivre dans le réel, dans la relation aux gens – toutes ces protections et tous ces masques qu’il faut mettre en permanence – et là où je fais de la fiction , c’est que tout cela est recomposé dans des explorations de situations existentielles qui me permettent de mieux comprendre, parce qu’ il y a une fonctionnalité intime : chaque roman me change, me permet de mieux comprendre. Je ne dirais pas que ce sont des catharsis ou des processus psychothérapeutiques, mais il est sûr que chaque roman traite une obscurité intérieure. Chaque roman me change profondément, tout en amenant de la connaissance sur l’humain et des clarifications sur ce que nous fait le monde. Il ne peut pas y avoir de littérature sans sincérité.
Ch. A. : Le serpent, que l’on trouve aussi chez Glissant dans Le Quatrième Siècle, y a-t-il une raison pour laquelle on ne l’appelle pas « le serpent », mais « la bête-longue » ? Si on le nomme, il sera plus dangereux ?
P. Ch. : C’est de la superstition ! L’esprit superstitieux procède par analogie : si je pense au serpent quand je vais dans les bois, je rencontre un serpent ; si je le nomme, je l’appelle vers moi ; si je ne le nomme pas ou refuse de penser à lui, je l’éloigne. Il ne faut pas y penser, ne pas donner son nom, cela appelle le malheur. C’était vraiment des hécatombes pendant la période esclavagiste : il y en avait énormément dans les champs de canne parce que les rats venaient en masse bouffer le sucre de la canne, et les serpents venaient manger les rats ; donc, tous les jours, il y avait deux trois esclaves piqués par un serpent ; ils étaient terrifiés par l’idée du serpent, et nous avons gardé cela dans l’imaginaire collectif, sachant que derrière cette crainte effroyable il y avait toute la symbolisation du serpent qui vient de l’Afrique et aussi des cultures amérindiennes : à la fois l’origine de la vie et une menace pour la vie. Tout cela a créé une cristallisation magico-symbolique. Et encore, moi, je n’ai pas peur des serpents, je suis né à Fort-de-France. J’ai un imaginaire urbain, mais je le sens bien dans l’imaginaire collectif.
Voilà ! On a tout dit ! On n’a pas été très intime là ! Ha ! Ha ! Ha !
Ch. A. : Oui, on a du mal à vous faire parler !
(Lire la suite : L’épique du psychisme)
[1] Et voici ce que l’on voit de la fenêtre de l’un de ces bureaux :
[2] le lecteur (de Faulkner, de Glissant, de Perse, de Césaire) et ensuite « Le musicien raté, le juriste réticent, le gourmand compulsif, le peintre-sculpteur échoué, le Marqueur de Paroles, le jardinier en herbe, journaliste bénévole, conférencier, militant écolo…, et bien d’autres compulsions plus ou moins inavouables », P133.
[3] Texaco, un quartier de Fort-de-France[
[4] L’habitation Gaschette est aujourd’hui un foyer éducatif qui accueille plus d’une soixantaine d’enfants.