L’Affaire Laura (1) par Jeff Edmunds
Les voies du Net sont mystérieuses et parfois impénétrables... Dans cette Affaire Laura, Nabokov - l’auteur d’un récit du même nom, sa dernière fiction - devient le sujet d’une enquête aussi passionnante qu’érudite.
Cette œuvre, trop longue pour une mise en ligne unique, vous est donc proposée en feuilleton. Elle contient une préface de Didier Machu, ci-dessous, une enquête de Michel Desommelier, un article suivi du texte de Jeff Edmunds qui analyse, semble-t-il, toute l’affaire...
Bonne lecture,
Constance Krebs
L’Affaire Laura de Jeff Edmunds
précédée de L’original de Laura de Michel Desommelier
pour Lori
Préface de Didier Machu
Le canular estudiantin de la tradition française demande, pour être accompli et sans faille, les mêmes ressources d’érudition, le même talent, le même soin que toute mystification littéraire. Il s’agit de se moquer des universitaires, critiques, savants, érudits de tout poil, et des chiens de garde du monde des lettres. Traduction supposée, fausse attribution, identité cachée, autant de moyens d’aimablement moquer l’intelligentsia, de berner joliment l’Académie, de duper la Sorbonne ou les convives de Drouant. Et si tel faux Rimbaud, tel faux Verlaine vient à être présenté et annoté par la plume la plus éminente, quelle jubilation, d’abord secrète, pour le faussaire !
Mais quand le canular prend la forme du subtil pastiche (non de la simple parodie), il rend hommage à l’artiste, dont les authentiques défenseurs applaudissent et saluent. On ne saurait aimer sa maîtresse sans lui froisser sa robe. Nabokov, lui-même polyonyme (comme disent les savants critiques et taxinomistes experts), aurait sans doute apprécié tant l’habileté que l’impertinence de la présente entreprise. N’a-t-il pas rendu hommage à l’un de ses pasticheurs (Peter Lubin) dont il soulignait le talent consommé ?
L’imitateur exorcise-t-il une influence assujettissante ? Parfois, sans doute, s’il est lui-même écrivain ou artiste. Mais il est à présumer que Nabokov, qui honnissait le charlatan viennois, aurait répugné à y voir la résolution de quelque conflit œdipien... Pourtant, l’impertinence ne prend son sens que si, ordinairement, prévaut le respect institutionnel : l’écart et la dérive ne valent que par la norme. Le plagiaire, on le sait, est d’abord un voleur d’enfants. Le pasticheur se contente, lui, de jouer avec eux. À des jeux interdits.
La création d’auteur ex nihilo - d’Ossian à Clara Gazul, de Joseph Delorme à Vernon Sullivan ou Émile Ajar - va en sens opposé au pastiche puisque c’est le texte qui crée l’auteur, lequel n’existe que par lui. Si le pastiche est un mimétisme, la fausse attribution imite ce qui n’existait pas mais, loué à l’égal d’une œuvre authentique, sera bientôt imité. À ce jeu, rappelle Jeff Edmunds, Nabokov s’est essayé après son maître Pouchkine, et avec la réussite que l’on sait. S’il pratique la fausse traduction de l’anglais (et la signe Vivian Calmbrood, anagramme parmi de multiples à venir), il donne un aperçu lacunaire et convaincant de la biographie du traducteur. Si (en hommage à un authentique poète et ami, adepte des mêmes supercheries) il publie un poème sous le pseudonyme insolent mais non percé à jour de Vassili Shishkov, il compose ensuite, sous son propre nom de plume, la vie du poète, ou ce qu’il dit en savoir : hypostase de l’auteur, il prend chair à partir du verbe, non le sien mais celui de son créateur, puis, poète de quinze ans, s’évanouit et son œuvre demeure son seul sépulcre.
Singulièrement, la mort est un élément nécessaire du canular littéraire. Dying is fun... : trois ans avant de s’éteindre, c’est par ces mots, comme Jeff Edmunds s’en souvient, que Nabokov envisageait de faire suivre le titre de The Original of Laura : permettons-nous de les prendre dans un sens un peu différent de celui que leur prêtait sans doute le romancier. L’œuvre apocryphe ne peut se maintenir et subsister quelque temps qu’en l’absence de son auteur supposé. Sa biographie aux lacunes aussi provocantes que frustrantes demande, puzzle incomplet, qu’il ne soit plus là pour infirmer les faits ou renier les écrits. Mieux : sa mort, qui parachève la trajectoire de sa vie, signe son œuvre, et son retour dérangerait. Dans « Un poète oublié », Nabokov imagine Pérov, jeune poète censément noyé à vingt-quatre ans et qui vient, au cinquantième anniversaire de sa mort, demander l’argent rassemblé pour son monument commémoratif, divisant ainsi les lettrés de Saint-Pétersbourg et troublant jusqu’au lecteur même. La mort est aussi un des ingrédients de la supercherie de Jeff Edmunds. Cela a pu choquer mais, ici encore, le romancier n’a-t-il pas donné l’exemple, lui dont l’œuvre abonde en confusions d’identités, captations de passés et appropriations d’œuvres, la plus célèbre étant sans doute celle pratiquée dans Feu pâle par Kinbote sur le corps inerte de Shade, dont la mort violente travestit le traumatisme majeur que fut pour Nabokov celle de son propre père ? Ressemblances et feintises...
Mais, après tout, Jeff Edmunds a fait son collaborateur constant de Kinbote ; à moins qu’il ne s’agisse de Botkin. Fugitivement, dans une note, il se prend à rêver : et si le meilleur traducteur de Nabokov en russe avait pu, réapparu tel Pérov, traduire ces fragments inédits, qui n’eussent plus alors été posthumes ? Corot n’a-t-il pas de bonne grâce signé les pastiches commis par ses amis peintres ? Picasso n’a-t-il pas, en toute ignorance ou indifférence, authentifié des faux qu’on lui présentait ? À l’inverse, le plus brillant faussaire est souvent reconnu comme un expert. Si Jeff Edmunds n’est pas le faussaire Axel Rex de Chambre obscure retrouvant an old friend dans le salon où il est reçu, la Laura du tableau lui est bien connue de longue date et quel dommage qu’un authentique faux de sa plume n’ait pas figuré parmi les fragments, véritables ou contrefaits, proposés à l’expertise des lecteurs de The Nabokovian !
Si voir publier des fragments inaboutis du maître a pareillement décontenancé la critique nabokovienne, c’est que, plus que quiconque et comme son personnage Sebastian Knight, Nabokov répugnait à montrer l’enfant avant terme et tout autant à voir subsister les membres épars et les fragments mort-nés. S’il dit préférer la première partie de La Recherche à la suite, c’est sans doute que Proust n’avait pu réviser le texte des derniers livres avant sa mort. Probablement pour la même raison, il estime davantage, de Kafka, La Métamorphose que Le Procès qui, inachevé à son décès, n’aurait pas été publié si Max Brod n’avait, comme on le sait, passé outre aux volontés du défunt. Nabokov s’en réjouit comme il jubile à lire, d’Eugène Onéguine, les passages écartés ...tout en déplorant que Pouchkine ne les ait pas détruits ! Le souci de décence et l’exigence artistique se combinent ici : la camera lucida de la critique ne doit pas se substituer à la camera obscura de l’écriture. Cette rigueur étant proverbiale, Jeff Edmunds pouvait s’attendre à voir sa supercherie très vite éventée. Et pourtant.
Il vient un moment où l’auteur de la supercherie veut et doit la faire reconnaître pour telle. S’il diffère ce moment, plus grandes seront ses chances de la voir prendre de l’ampleur. S’il le diffère indéfiniment, le pastiche devient un faux, la supercherie presque un abus de confiance, le canular quasiment un délit. Mais il vient (parfois) aussi un moment où l’entreprise échappe à l’apprenti sorcier, qu’il ait eu en tête une fraude majeure, un détournement littéraire ou rien qu’une malicieuse facétie. Les faux Vermeer, reconnus tels, entrent dans un musée, et pas dans celui de la contrefaçon. Les Lettres portugaises sont revendiquées par le Portugal et « restituées » à sa langue. Pareillement, les « bonnes pages » de Jeff Edmunds sont, comme les livres du maître, traduites en russe et présentées comme du meilleur Nabokov ; et du dernier.
La mystification est au cœur de l’œuvre de Nabokov et le suprême faussaire demeure la nature, comme en témoigne le mimétisme animal, parent de la mimesis littéraire et qui ménage à l’entomologiste l’ivresse jubilatoire de la découverte admirative. Les lépidoptères montrent des contrefaçons si complexes qu’elles mènent Nabokov à induire un dessein artistique et l’idée d’un jeu provocant entre leur auteur et notre perception. Dans ses romans, plus d’un artiste est un faussaire et tel d’entre eux se délecte d’identifier une de ses contrefaçons, et plus encore d’exprimer à qui veut l’entendre son admiration pour l’artiste. Le romancier lui-même sème ses pages de chausse-trapes et rien n’est stimulant et trompeur comme ses préfaces et postfaces où chaque indice apparent est un piège déguisé tandis que des clés sont cachées sous des propos candides.
Dans tous ces péritextes et entretiens (soigneusement rédigés), Nabokov use d’ailleurs du mimétisme protecteur pour créer en leur auteur un écrivain fictif à l’abri duquel il peut vivre, créer ou s’envoler en paix : comprenant, avec Lolita, qu’il est le seul de ses propres personnages sur lequel il ne peut exercer un contrôle absolu, il commence à construire le personnage public qui abritera l’homme privé, aliénant une partie de la propriété pour conserver intact le reste du domaine. S’il faut un homme public, qu’il soit construit mais c’est sur les pas du créateur, non de l’homme, que Nabokov incite son lecteur à marcher pour, patiemment, parvenir à l’illumination et, s’égalant un moment au créateur, jouir des images magiques du maître-faussaire. Ce faisant, Nabokov crée aussi son lecteur comme il estimait Gogol si expert à le faire.
Il est un autre aspect de la supercherie de Jeff Edmunds qui demanderait qu’on s’y arrête. Faut-il dire : une autre leçon ? Jeff Edmunds, à la périphérie du cénacle des professeurs et chercheurs, se satisfait de ne pas être de leur nombre et joue, dans la grande maison Nabokov, le rôle de ce qu’en anglais on appellerait un Lord of Misrule. Il avoue avoir été étonné par la facilité avec laquelle sa contrefaçon a convaincu d’aucuns (et non des moindres), déconcerté par la promptitude et la vivacité de leurs réactions à ce poisson d’avril, médusé par leur revirement en apprenant la vérité. Pour ma part, je dirai que, si la contrefaçon a emporté la conviction - et fait poindre la menace de poursuites - en dépit d’objections de bon sens, c’est un signe de sa qualité. Enfin, un inédit de Nabokov en russe serait-il produit, reconnu faux, et d’aussi bonne facture que celui-ci, nul doute que Dmitri Nabokov s’offrirait à le traduire et à le préfacer. N’a-t-il pas, en effet, en beau joueur, choisi de préfacer plutôt que d’interdire la traduction en anglais du livre de la romancière italienne Pia Pera qui reconsidère les tribulations de Humbert et de la nymphette du point de vue de celle-ci ?
Bien des personnages de Nabokov, à l’instar du jaseur de « Feu pâle », continuent virtuellement leur trajectoire au-delà du plan aux reflets trompeurs où vient se heurter leur course : Mark, Cincinnatus, Smourov, Shade, Loujine, Martin, Person, Sebastian, Van et Ada, Humbert, Vadim... Leur parabole poursuivie illustre la révolte de leur auteur contre l’absurdité de la mort. Que cette survie par l’art prenne, entre autres multiples formes, celle de l’hommage mimétique doublé du goût de la supercherie que partageait Nabokov augure bien de sa postérité littéraire. Ainsi Nabokov, qui, après avoir, un peu à la façon de Hitchcock, fait traverser nombre de ses romans par tel ou tel avatar de lui-même, avait veillé à se construire un personnage portant son nom, ne pouvait éviter que celui-ci poursuivît, lui aussi, sa trajectoire dans le feu pâle des mots de Jeff Edmunds, tandis que le véritable écrivain Nabokov, caché derrière ce simulacre, poursuit la sienne par les lecteurs de son œuvre...
Nabokov, qui se fût voulu peintre avant qu’il ne devînt écrivain, ne pouvait être pastiché que par un Jeff Edmunds, lequel admet avoir longtemps cherché à conjoindre les deux vocations. Le portrait censé avoir inspiré l’œuvre et dont il est l’auteur a été l’objet d’attributions diverses : de Balthus à, pourquoi pas ? Tamara de Lempicka ; mais certes pas Gorky (Arshile) que, malicieusement, Jeff Edmunds fait nommer par Desommelier à l’intention du lecteur qui n’ignore pas combien Nabokov estimait Gorki (Maxime) : à l’égal de Hemingway. Que Laura soit presque le nom du vrai modèle est un hasard providentiel. Mais y a-t-il encore du hasard ? Ce titre ne se lit-il pas comme un jeu de mots franco-anglais ? Aura n’est-il pas le nom d’un certain psychiatre dans Pnine ? L’aura, dont Jeff Edmunds rappelle l’étymologie et les connotations, tout à la fois souffle et nimbe, vent auroral et or, gloire et inspiration, n’est-elle pas un thème majeur chez Nabokov ? Qui plus est, ce thème est en étroit rapport avec la mort, et avec ce transport qu’est la métamorphose en l’œuvre, comme le montre la fin de La Transparence des choses ou la nouvelle « Les Sœurs Vane ». Le pastiche est bien une forme de critique de l’œuvre et à le considérer, on approche au plus près de l’auteur qu’il démarque, l’impertinence est très pertinente. Mais arrêtons-nous donc avant de tomber dans trop de sérieux académique : place au simulacre, à la simulation. À la zemblance.
Didier Machu
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