Cédric Le Penven | Défi relevé, demain le relevant

Défi relevé, demain le relevant

« Un grand secret. Je me suis aperçu que la

cohérence du monde était ce que je lui ajoutais. »

Joë Bousquet, Cahiers Blancs

Emmanuel Laugier s’est imposé une discipline qui répond à l’insolent mutisme de l’ordinaire : un jour, un poème.

L’écriture diariste qui se déploie sur une année du 20 août au 19 août de l’année suivante (mais on imagine aisément que deux années ont pu être superposées pour constituer le livre, comme le laissent entendre plusieurs textes qui évoquent des défaillances, et les nécessaires raccords à construire) ne constitue pas un journal intime. Il s’agirait même au contraire d’un journal extime au sens où le lecteur découvre essentiellement une conscience tout entière tendue vers le réel et son foisonnement. Cette attention extrême n’est pas sans rappeler l’epimeleia heautou dont Michel Foucault parle dans Le Souci de soi, et qui désigne la pratique greco-romaine où prendre soin de soi désigne tout d’abord le fait de travailler sur quelque chose, un matériau extérieur à soi, qui permette dans un second temps de mieux se connaître. L’ouvrage d’Emmanuel Laugier ressemble ainsi en partie à ces carnets individuels que les grecs antiques appelaient un hupomnêmata, c’est-à-dire un carnet où l’on consigne « des citations, des extraits d’ouvrages, des exemples d’actions dont on avait été témoin ou bien dont on avait lu un compte rendu, des raisonnements que l’on avait entendus ou qui vous venaient à l’esprit. Ils constituaient une mémoire matérielle des choses lues, entendues ou pensées, et faisaient de ces choses un trésor accumulé pour la relecture et la méditation ultérieures  [1] ». Cependant, ces accointances avec une pratique antique de l’écriture n’enlèvent en rien l’extrême contemporanéité d’une œuvre qui, à la manière de Rimbaud dans ses Lettres du voyant, puise dans la source antique une part de la vigueur nécessaire pour inventer une langue : « Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque [2] ».

Souvent, le poème débute par la formulation simple, minimale, d’un élément saillant que l’oeil a su élire, comme si dans l’embrouillamini de l’existence, l’écrivain saisissait un fil, avant de le dérouler en vers libre. Ce peut être une précision géographique : « le jardin de citronniers / à lucca [3] », une sensation : « l’odeur de la coriandre effeuillée [4] », ou encore un vers qui nous plonge in medias res dans le monologue intérieur du diariste, dont l’écrit constitue dès lors la part émergée : « aujourd’hui j’attends une chose [5] ». Ces premiers vers, ces « accroches », dont le lecteur apprécie la concision, dénotent une manière d’être, une posture, influencées par la conception phénoménologique du sujet : toute conscience est conscience de quelque chose. Loin d’être simple Lapalissade, cette conception débouche sur un ethos, une manière d’être et d’écrire, que l’écrivain résume en trois verbes : « lire-marcher-écrire [6] ». Si nous sommes aussi loin des épanchements et des confessions attendus dans le genre protéiforme du journal, c’est notamment parce qu’il s’agit dans un premier mouvement de faire place à l’ordinaire, de l’accueillir, en veillant à ne pas l’assujettir à quelque état d’âme.

Le diariste a ainsi pris soin de préserver une des caractéristiques essentielles de l’ordinaire, à savoir son désordre. Dans la préface de Pierre et Jean, Guy de Maupassant récusait le terme de réaliste en expliquant qu’une écriture réaliste ne pouvait exister parce que le réel était trop disparate, désordonné, contingent, pour qu’une écriture puisse en rendre compte, dans la mesure où le fil que déroule l’histoire, ce mensonge plus probant que la réalité, ne peut accorder les parts qui reviennent à l’accident et au disparate. Emmanuel Laugier est parvenu à maintenir cette impression de désordre grâce aux formes du journal et du vers libre dont il éprouve et expérimente l’extrême plasticité. Le refus de hiérarchiser les perceptions du monde se traduit par l’absence de majuscule aux noms propres, qui se fondent ainsi dans la masse des noms communs. Une ville, un nom de famille, voire un prénom d’écrivain ne valent pas plus, en soi, qu’une poire en train de pourrir. Et ce nivellement n’est jamais perçu par le lecteur comme une nonchalance, une légèreté, mais bien comme le fruit de la volonté de recevoir le monde tel qu’il est. D’ailleurs, il n’est pas anodin que Chant tacite soit publié dans la collection Disparate des éditions Nous.

L’impression de disparate et de désordre qui émane du texte tient aussi aux différents contrastes entre des passages prosaïques où l’écrivain saisit les éléments les plus banals d’une existence et d’autres où il consigne des réflexions de haute tenue. Ainsi ratisser la cour pour enlever les feuilles mortes, geste on ne peut plus anodin, est recueilli à plusieurs reprises. Au début du texte : « le carré de gravier de rivière / peigné presque [7] » mais aussi vers la fin : « balayer la cour de graviers de rivière / mille fois [8] », et le lecteur partage ainsi une part de l’ordinaire de l’écrivain soumis lui aussi aux tâches les plus humbles. Bien sûr, son érudition autorise tous les rapprochements, toutes les hypothèses : peut-être ce geste de ratisser est-il lui-même une métaphore de l’acte d’écrire... Virgile avait déjà rapproché le travail du laboureur dont le soc trace un sillon dans la terre et celui de l’écrivain dont le stylet creuse la tablette de cire.

De telles notations prosaïques se trouvent confrontées à des passages beaucoup plus graves (si je devais employer une hiérarchie que l’écrivain évite), notamment lorsqu’il évoque un des pires traumatismes de l’Histoire, la Shoah, dont le caractère indicible semble condamner l’Occident à le formuler et le reformuler sans cesse, afin de s’en bien convaincre, et de lutter contre ceux qui ne s’embarrassent même plus de l’expression « détail de l’Histoire », et n’hésitent plus à le nier purement et simplement. À une époque où les échanges se font à la va-vite sur des réseaux sociaux, cachés derrière des pseudonymes, chacun peut soutenir à loisir que le réel n’a pas eu lieu, au nom de la liberté d’expression. Emmanuel Laugier, quant à lui, assume la tâche qui lui incombe avec prudence et détermination à la fois : « le mot convoi les verbes / déporter / convoyer / ceux qui viendront /qui ne cessent de venir / ici où je cherche la liste / dans le double S doublé de la frappe où voir les détails [9] ». La banalité du mal, c’est aussi le caractère ordinaire de la barbarie qui s’insinue au cœur de notre quotidien, par des images qui s’imposent à la conscience, entre un footing et un coup de balai.

Cette impression de désordre tient aussi à la volonté du diariste de rendre sensible, lisible, la dimension temporelle de l’ordinaire et de toute existence. Nous retrouvons là une des gageures principales, déjà explorée et relevée par Yves Bonnefoy : dire un monde et des êtres en perpétuel mouvement, en train de vivre et donc mourant ( ce « present progressive » de l’Anglais « dying » et qu’Emmanuel Laugier utilise à deux reprises pour lier écoulement du temps et circulation du sang : « dirty dark moon / falling down / along your blue veins / ever / even the swithy fog / passing true [10] ») avec des mots-concepts dont le signifié est une image mentale et abstraite, qu’un dictionnaire peut consigner et figer. Dans L’Improbable, l’auteur de l’Anti-Platon notait : « Le concept cache la mort. Et le discours est menteur parce qu’il ôte au monde une chose : la mort et qu’ainsi il annule tout. Rien n’est que par la mort [11] ». Dans Chant tacite, la temporalité peut constituer le cœur même d’une suite, voire même un véritable motif dont le lecteur découvre les variations au fil de l’année consignée. Aussi le poète peut-il s’inscrire dans la longue tradition des peintures coites du XVIIème, ces « vanités » qui sont la réalisation plastique du verset 2 du livre I de l’Écclésiaste : « Vanités des vanités, dit l’Écclésiaste, et tout n’est que vanité », lorsqu’il consacre une dizaine de jours (et donc une dizaine de textes) à la description du pourrissement progressif et inéluctable d’une poire : « le bord du fruit pourrissant [12] / autour de quoi le carnet / de jour et de nuit tourne [13] ». Le pourrissement d’un fruit ainsi consigné nous incite, bien sûr, à opérer une analogie avec nous-mêmes, qui sommes aussi des agrégats d’atomes éphémères et en perpétuelle exfoliation. La bouche qui s’approche du fruit semble craindre d’accélérer son propre pourrissement : « l’endroit où l’on ne mord pas le fruit / du pourri au bord / derrière la main / de la bouche comment / le séparer / le pourrait-on même / vouloir si près des lèvres / que tu ouvres / au moment / de le dire [14] ».

Mais au-delà d’une simple cohérence thématique, c’est bien le mouvement même de l’écriture qui rend sensible son inscription temporelle. L’absence de ponctuation, si chère désormais aux poètes contemporains, et qui avait pourtant valu quelques salves outrées à Apollinaire en 1913, à la parution d’Alcools, ainsi que les nombreux enjambements, donnent l’impression que la parole déroulée par le poète est temporelle : elle est un flux, un mouvement, qui donne forme à la définition paradoxale du temps et du présent par Saint-Augustin :« Or, si le présent n’est temps que parce qu’il tombe dans le passé, comment pouvons-nous dire qu’il est, lui qui n’a d’autre cause de son existence que la nécessité de la perdre bientôt ? Donc, nous ne pouvons dire avec vérité que le temps existe que parce qu’il tend à n’être plus [15] ». Cette chute permanente du futur dans le passé constitue ce temps présent de l’écriture, l’espace-temps de son déploiement, comme l’exprime le poète dans des passages réflexifs : « la plus dure oreille d’un ralenti sonore / la basse / et la généalogie possible du poème / y sont / je le dis au présent / veine suivie [16] ».

Le poète fait entrer le lecteur dans son atelier, au sens où il partage avec lui les doutes et les difficultés inhérentes à l’entreprise diariste, voire à toute écriture, tout au long de son ouvrage. Dès la page 17, l’écrivain propose une définition lucide des « outils » qui lui sont propres : « - ainsi les mots / sont des outils froids / ils doivent reprendre / là-même où redémarre le jour », une définition qui est aussi un art poétique et laisse entendre que s’ils peuvent être froids, les mots peuvent s’éclairer, se réchauffer à la lumière du jour, ou au creux d’une paume. Il n’hésite pas, non plus, à révéler ses manquements : « reprise : / neuf jour sans / - je ne sais qu’en dire / sinon la soustraction / et le retard / que je ne cesse d’avoir / sur le poème s’écrivant sans moi [17] », et loin de discréditer son travail, cet aveu ne fait qu’en renforcer la validité, dans la mesure où la sincérité qui en émane déclenche à coup sûr la bienveillance, voire l’empathie du lecteur.

Et c’est bien une des réussites de ce journal qui peu à peu dessine un portrait du diariste plus ressemblant que n’importe quelle photographie. Il permet de connaître les prismes intérieurs qui conditionnent et fragmentent l’appréhension du monde et de soi. Ainsi les œuvres des artistes aimés ne sont pas simplement des hypotextes qui innervent la parole du poète, elles sont intériorisées et contribuent à aiguiser la conscience de celui qui regarde les fruits comme Cézanne, décrit la colline Juliau si chère à Nicolas Pesquès, arpente les sentiers à la manière d’André du Bouchet et de Jacques Dupin... Quelques pages, en fin d’ouvrage, recensent « références et dédicaces » qui ont déclenché l’écriture, mais on devine qu’elles ont été réduites au minimum. Il aurait d’ailleurs été impossible d’identifier tous les effets d’échos entre les œuvres rencontrées par Emmanuel Laugier et les textes qui les prolongent, les réinventent.

L’enfance marocaine apparaît elle aussi comme déterminante dans l’appréhension du monde. Elle constitue certainement ces « noces » originelles que Camus a connues à Tipaza, à savoir une expérience païenne et brutale du bonheur, dans un monde saturé de lumières et de sensations : « la double élégie / à la craie dessinée dans le plein sud / où des enfants courent la rue / l’orange et le tabac sous les gencives mêlés / qu’à la bouche d’eux dans le contraste / je me vois / short court genoux déchirés / et je continue je vais suivre/ l’asphalte en tête caviardée d’odeurs neuves / envahir l’année de joies drues [18] ». Le passé se dit au présent, dans toute la vigueur de sa remémoration, surtout quand elle s’attache à des sensations : « et l’odeur des viandes grillées soulèvent le cœur / la coriandre relève et couvre le cru / l’air de plomb sous les pins / le lait caillé que l’on boit le poème / dans le beurre rance confronte ses vocables / traduit d’un trait vert d’encre le visage berbère / il seconde ma main est dans la sienne / l’atlas brille / dans sa couronne de sucre / et de rouille déposée [19] ». Cette existence en prise directe avec les éléments et les autres, cette forme d’immédiateté propre à l’enfance devient à la fois une forme d’ethosque l’homme adulte s’efforce d’adopter, mais aussi la cible inatteignable du poème, qui se condamne donc à une saisie à jamais reconduite au jour d’après : «  : jaillissement d’iris / : corolles d’oranges sanguines / : légèretés flottantes herbues des dessins / : volatil crayon de cernes plats / que j’écris / à mesure que cela / disparaît / dans les linéaments du temps [20] ».

Certains fragments disparates du réel se métamorphosent peu à peu en véritables motifs littéraires qui s’enrichissent à chacune de leurs apparitions et réapparitions successives. Bien sûr, une étude précise de chacun (les citronniers, la courroie, la cendre, la course...) dépasse largement les limites de notre lecture, mais attardons-nous sur le motif de la figue. Presque toujours fendue, elle devient le symbole d’un réel comme saturé de lui-même, qui semble aguicher la bouche de l’écrivain, dont le baiser et la morsure feraient éclater le sucre. Cette attention pour la figue rappelle un des titres passés de l’écrivain qui disait déjà tout le désir attaché au regard : L’Oeil bande  [21]. Regarder le monde, le parcourir avidement du regard, constitue une expérience charnelle et esthétique à la fois, surtout lorsque cette manière d’être, ce dase in, pour emprunter encore au vocabulaire de la phénoménologie, se réalise par et dans le langage.

L’écriture d’Emmanuel Laugier privilégie la vitesse, la condensation, voire la concaténation, comme s’il cherchait à presser le monde et le vivant (n’est-ce pas le premier sens du mot « expression » ?). Et le passage de l’expérience vécue à la formulation singulière s’opère sur le mode de la fulgurance : « l’eau fait bassin de consignation / du vivant venu ici resplendir / sur toute sa surface / autant que l’odeur du cuir / le cercle brillant des citrons / le mouvement rythmique / de la barque lente [22] ».

Ce « journal en poèmes » dit beaucoup de notre « humaine condition » : nous sommes projetés dans un monde dont le mutisme contribue à exacerber l’extériorité et l’étrangeté. Il nous renvoie à notre capacité à le dire. Chaque matin, l’ordre du jour et son énigme silencieuse retentissent. Chacun réagit comme il peut : d’aucuns allument la radio, d’autres relancent indéfiniment la playlist de leur i-pod, d’autres parlent fort...

L’écrivain, lui, est cet Oedipe qui ne peut se dérober à l’énigme que constitue le chant tacite du monde :

la puanteur venue est si éprouvante

de là-bas

qu’il faut que s’éventre

le chant tacite depuis nous

le relevant [23]

Saint-Cirq, septembre 2020

23 décembre 2020
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[1Dits et écrits II, Michel Foucault, Quarto/Gallimard, 2001, p. 1223

[2Correspondance, « Lettres du Voyant », Arthur Rimbaud, 1871.

[3Chant Tacite, Emmanuel Laugier, p. 34, éditions Nous, 2020, Caen.

[4Ibid. p. 102

[5Ibid. p. 186

[6Ibid p. 192

[7Ibid . p. 11

[8Ibid. p. 200

[9Ibid. p.64

[10Ibid. p. 97

[11Yves Bonnefoy, L’Improbable, folio/essais, Paris, Gallimard, 1992, p. 33-34

[12C’est nous qui soulignons.

[13Ibid. p. 110

[14Ibid p. 114.

[15Saint-Augustin, Confessions, Livre XI, trad. Péronne et Ecalle remaniée par P. Pellerin, Nathan, Paris, 1998.

[16Ibid. p. 68.

[17Ibid. p. 175.

[18Ibid. p. 101

[19Ibid. 103.

[20Ibid. p. 20.

[21L’Oeil bande, Emmanuel Laugier, 1996/réédition 2016 aux éditions Unes

[22Ibid. p. 93.

[23Ibid. p. 89