Cette tendresse qu’on attend dans la nuit et qui n’arrive jamais

Cette tendresse qu’on attend dans la nuit et qui n’arrive jamais, Jacques Houssay

Cette tendresse qu’on attend dans la nuit et qui n’arrive jamais : ce pourrait être le début d’un poème, c’est – cela revient au même – le titre du second (toujours très poétique et toujours plus sombre et lumineux après Border), roman de Jacques Houssay, sorti chez Le Nouvel Attila le 15 septembre 2021 dans la collection Incipit. Une tendresse qui en appelle à notre expérience humaine, interroge notre rapport à l’autre, à l’enfance, à l’amour, à la mort, aux lieux et non-lieux, que nous soyons enfants du Border ou pas. Une tendresse si visiblement peu, mais si sensiblement, présente qu’il est difficile de ne pas mettre ses pas dans ceux du narrateur et de ne pas recouvrir ses propres mots avec les siens. Une tendresse qui ne nous lâche pas et que l’on retient tant elle nous parle, tant elle nous tient, ne s’épuise pas et ne se résume à rien, mais s’accueille comme si on l’avait toujours attendue — Cette tendresse qu’on attend dans la nuit et qui n’arrive jamais.

«  J’ai huit ans et je ne suis plus un être humain (…) Ça a envahi ma tête. L’ennui a tout balayé. Rien n’a de sens.  »

La condition humaine, livrée dès l’enfance pieds et poings liés ou tout comme (« À l’arrivée, je suis échangé comme un otage. ») au bon vouloir des adultes (« Ils ne peuvent pas se démerder sans nous, ils feraient quoi si on n’était pas là, ils gueuleraient sur qui ? »). Ne pas pleurer, ne pas même se montrer tendre. Deviner ce qu’on attend de nous sans attendre d’autre récompense que la trahison, la peine, ou pire (comme Chienne, comme Sang et Stupre au lycée). La violence, plus supportable, normale, mornée, avec laquelle on peut faire et grandir sans (trop) de mal, disons de façon pas plus dysfonctionnelle qu’un(e) autre. Omniprésente tout de même, induite, reconduite, reproduite. Contre les animaux, explosés — la chienne à coups de fusil, les lézards et les grenouilles à coups de pétard.

«  Moi je m’en fous. J’attends. Je compte les jours. Je ne sais pas faire autre chose. Pourtant je déteste ça.  »

Les coups reçus, ou distribués pour s’imposer (« Pas devenir bouc émissaire. »), les gamelles (« Je suis surpris de ne pas être mort au moins une fois. »). Les rituels pour se rassurer, ceux des petits comme des grands, crucifix au-dessus du lit (« j’ai perdu dieu – il ne devait pas être si grand pour que je le perde, sans le retrouver, dans les graviers blancs. »). La mauvaise foi, les faits divers — pas nous pas ici pas comme ça. Tromper l’ennui, la mort. Prendre son mal en patience, en affection (« Je me vengerais de tous. »), tourner en ridicule, en rond (« Sinon, ruminer dans les étables. Imaginer y foutre le feu. »). La camaraderie, les copains et les filles, les mauvaises fréquentations et réputations, injustes et imméritées, les miracles, parfois (« Elle a redonné à ma peau une réalité qu’elle avait perdue, qu’elle n’avait peut-être jamais eue. »).

«  Est-ce qu’à force de se souvenir, un jour il n’y a plus assez de place dans notre cerveau  ? Est-ce ce jour-là que l’on meurt ou qu’on devient adulte  ? Même le barrage ne pourrait contenir tant de questions : où s’arrête l’espace  ? Comment pense un chien  ? Comment font les vers pour entrer dans le cercueil  ?  »

L’Incertitude du monde. Toutes ces questions qu’on arrête de poser tout haut à sa famille (« Je dis la maison familiale par habitude, mais je ne crois pas que ce soit vraiment ma famille. »), non parce qu’on ne se les pose plus, mais parce que personne n’a su ou voulu nous répondre (« explications fumeuses des adultes qui ne savent pas »), qu’on évite d’y penser, qu’on fait comme si on y avait répondu, au moins en partie, souvent plus qu’on ne l’aurait voulu (« Quand les adultes disent « y’a pire », de quoi parlent-ils ? »). Se sentir mal, au mauvais endroit au mauvais moment. Se trouver des modèles à sa mesure, mettre ses pas dans ceux des autres, parmi les pointures révolutionnaires de son temps, apprendre l’histoire des camps et de la torture, leur reproduction jusqu’à ici et maintenant.

«  Tous ceux qui, génération après génération, quittent ce paysage en croyant être libéré mais ne ressentent que déchirure. On ne quitte pas la terre qui vous a vus naître et grandir si facilement. La destinée, foutaise tracée avec une conseillère d’orientation. On sait bien que rien ne se passe jamais comme prévu.  »

Chercher la démence, l’amour, la tendresse. Se heurter aux corps, au bruit et à l’ennui. Se shooter à la musique, à la vitesse, à la drogue, à l’alcool. (« Je suis d’une espèce vouée à disparaître, aucune raison d’être gentil, mais je n’y peux rien je suis comme ça. Je fais vrombir le moteur comme si ça pouvait effrayer la gentillesse et la chasser loin de moi. ») Changement de régime, History of violence : après avoir traqué puis chassé l’amour, chasser la gentillesse plus qu’à son tour, vainement — voie sans issue, de disparition, d’extinction. (« J’ai quatorze ans, comment se fait-il que je connaisse si peu le monde ? Quatorze ans, c’est toute une existence passée à attendre. » ). Attendre encore et toujours. On ne sait quoi. Jour après jour, année après année, et puis. Ne plus (se faire) attendre. Passer à l’acte. S’arracher.

«  L’arrachement, c’est cela que je reconnais en l’autre, cette faille dans laquelle je tombe : amoureux, en enfance, à terre, d’effroi, en émoi, dans l’oubli, rayer les mentions inutiles. Explorateur d’arrachement. C’est ça que je veux. Aucun doute.  »

Faire ce qu’il faut. Préférer le devoir au désir, le courage à la lâcheté. Et cependant, ce pour quoi, décider de renoncer à l’évangile des parents (« préférer la chute à l’imitation »). Décloner sec. Arriver à ce tournant du livre, de la vie, passé la majorité, où l’on prend cher dans tous les cas — pas vu pas pris, mais perpète quand même et déjà (on a sa conscience pour soi, en soi, contre soi — tout contre) pour avoir commis et subi (de l’autre côté de la barrière ou du miroir) l’irrémédiable. Vivre et mourir par procuration. L’horreur du viol, du meurtre, de la mutilation, des bombes, du froid et de la faim, des mains qui ne se tendent que pour prendre, la prostitution — « Les êtres humains jetés aux chiens. » Le quotidien des soldats à côté de qui et pour lesquels la mort n’est rien et tout à la fois.

«  L’entretien d’évaluation de minorité, l’interrogatoire sur ma famille et mon voyage, pourquoi j’ai choisi de venir ici comme si j’avais choisi. Si j’avais pu choisir j’aurais choisi de ne pas avoir à marcher dans les boyaux de ma mère.  »

Comment en est-on arrivé là ? C’est toujours la victime, non les coupables, que l’on interroge. Surtout quand elle est femme, étrangère parmi les étrangers. Centre de rétention, de détention. Même en prenant les choses à la lettre, c’est tout un. Univers aussi resserré et vaste que l’ennui et l’arrachement. Alors, faire ce qu’il faut. Pour rassurer, ne pas désespérer et faire désespérer du genre humain, mais sans s’illusionner non plus sur le résultat ou la réalité — régie par le principe du même nom, prétexte à toutes les lâchetés, à toutes les trahisons. L’impossible effacement du souvenir devenu corps, du corps devenu souvenir. L’envie de pleurer, de vomir, de partir, de tuer. Faire ce qu’il faut. Et puis retrouver l’ami de toujours en espérant qu’il soit l’ami comme jamais. Qu’il sache, devine, ne juge pas.

«  Tu fais comme tu peux, du mieux que tu peux, depuis toujours. Et ça n’est pas suffisant. Ça n’est jamais suffisant.  »

Depuis que tu as fait ta part, le monde n’est pas plus beau, peut-être moins. Pourtant tu es toujours davantage à sa marge. Ça doit tout de même bien vouloir dire et faire quelque chose. C’est comme ce tu qui s’adresse, à moi, à toi, à lui, sinon à qui ? Ce tu qui parle de ce que tuer veut dire depuis le tournant du livre. Ce tu qui ne sait plus qui tu es, comme si tu étais lui, alors que tu étais déjà lui (« Tu demandes s’il vous plaît. S’il vous plaît. Y’a quelqu’un. Je voudrais juste savoir la date et l’heure. »). Qui prend cher. Pour qui, pour quoi. Va savoir (lis le livre, tu sais, tu sauras) — « Deviner ce que ces visages-là ont bien pu commettre. Mais rien. Rien n’est inscrit dans leur chair. » Circulez, y’a rien à voir. Que les cicatrices de l’enfance, en insistant bien, qui n’excusent pas, n’expliquent rien.

«  Le temps en fragments. Plus de chronologie. Que des morceaux. Pas de compromission.  »

Fini de jouer, sinon sa propre partition. Dehors comme au violon, dans la vie comme dans le livre. Ce que l’on fait, a fait, fera de la rage. Les barricades ou la maison, les parois de la prison ou du cercueil. Comme une propension, une vocation, à s’adapter, à disparaître. Une détermination à ne pas se résoudre. Se dissoudre, et puis purger sa peine comme un radiateur, faire le vide d’air et d’eau, relâcher la pression, se projeter dans un avenir radieux, intemporel, surgissant du passé — « le fleuve sera toujours bleu et le ciel vide, la peau des femmes douce et la bière fraîche, et nos rires démesurés et désarmés. » Cette poignée de neige plus chaude que toutes les autres poignées, de main et de portes ouvertes, que toutes les accolades. Étranger moins absurde que Meursault, plus défait que pris en défaut (« La défaite, mon étendard. »)

«  Si un jour tu as un enfant, tu pourras lui dire ce que tu as fait, lui dire que quand c’est arrivé, tu as pris ta part. Du mieux que tu as pu, tu as essayé. Tu ne pouvais pas faire plus.  »

La vie ou l’un de ses dérivés. « L’absurdité du monde. » Le mot est lâché, comme les chiens, comme la misère. Sur le pauvre monde qui n’a rien demandé, mais ne fait rien. Ni pour ni contre. Où l’on croit avoir tout vu, tout enduré de la dérive, mais non, ça ne finit pas, ça ne finit jamais, jusqu’à ce qu’on en finisse avec la vie, ou que la mort en finisse avec nous. La vie et la mort sont passées, pourtant. Reste la maladie. Mais lui ne lâche rien : après avoir été un étranger, le narrateur poursuit son chemin dans cet enfer sans limbes ni purgatoire dont le seul cercle est celui, concentrique, de la violence qui nous est faite. Décidément, Atlas est un petit bras. Il ne se punit pas plus qu’il ne se pardonne. Il fait juste son boulot (« Il est là pour le salaire. Être un corps, c’est ça. ») — Ok, soyons francs, ce n’est jamais que ça, personne ne fait que son boulot, ni le juste ni le bourreau.

«  Cette peur depuis toujours que nul ne vienne te chercher. Pas d’attente, juste la peur.  »

Cette fragilité. Cette tendresse. Cette tendresse pour la fragilité. Jusqu’à la mort. La mort que l’on demande et celle que l’on donne. Celle que l’on veut recevoir et celle que l’on peut donner faute d’amour. Les échos des morts passées. Devenir la mort puis le corps de quelqu’un, ne plus pouvoir devenir l’un pour pouvoir supporter l’autre, ou l’inverse. Supporter pour l’autre contre soi. Cette tendresse et cette abnégation qui vont bras dessus bras dessous pour ne pas perdre pied. La force qu’il faut pour ça (« C’est trop. Le monde se dérobe sous ses doigts. Ce monde est factice. »). Le sens qui manque toujours, qui aiderait bien. L’empathie en place du sens, c’est peut-être ça. Cette tendresse. L’empathie, la sincérité, la gentillesse, comme sens premiers, majeurs, communs. Ça, la beauté, l’amour, la co-errance. Si seulement.

«  Il est fatigué de traquer l’humanité dans des morceaux de phrases. C’est la vie en lui qui se disloque, morcellement.  »

« En songe, il retrouve le paysage de son enfance. » Ce n’est pas une échappatoire, c’est une question de survie. La nécessité de rassembler ses esprits, de se rattacher à tout ce qui était réellement vécu — qui s’est éloigné depuis. De choses à soi, qui font sens et mouche dans le paysage, qui passent, manquent – un chapeau de cowboy, une pétoire (« Il a besoin de réel. D’être trajectoire. »). Les chiens aboient, la carabine passe, restent les virées en vélo, les virages sans visibilité, des visages, des figures de héros — « Que l’accident arrive s’il doit arriver. ». Chercher dans la vie et le texte passé des bouts de destinées égarées, oubliées, dans le quotidien, des pépites, des miettes de chocos. Souvenir de Petit Poucet. Que l’amour surgisse à un détour, comme une fleur au bord du chemin — « Terrible envie de vivre soudain. »

«  Les barricades ne furent jamais érigées. J’étais pourtant prêt, ainsi qu’un bon nombre de mes compagnons. Pas à changer le monde, non, mais à le rendre moins injuste.  »

Cette tendresse qu’on attend dans la nuit et qui n’arrive jamais. Et qui donne cependant son titre à ce second très beau et juste, sensible et sensitif roman de Jacques Houssay. Parce qu’elle a toujours été là, au fond, tout au long du livre, de l’enfance et de la vie – de la nôtre et de celle du narrateur, même quand (on ne la voit pas, qu’on ne veut ou peut la saisir) – c’est par son manque qu’elle demeure — monceau de cartons, bout de chiffon, morceau de papier, bidon d’essence ou papillon aux ailes froissées qui attend l’allumette. Cette tendresse pour l’enfant qui se narre, jusque dans l’adulte, année après année. De l’empathie pour ce personnage lui-même très – qui se dit trop ou pas assez – empathique (ce « handicap de l’empathie » déjà présent dans Border, qui rend ces narrateurs attachants), même quand il se montre trop centré ou trop paumé ou trop impuissant pour l’exprimer comme il le voudrait ou le faudrait vraiment.

«  Je suis surpris de ne pas être mort au moins une fois.  »

Ces phrases qui reviennent (« Toutes ces phrases qui ne sont pas les miennes qui envahissent mon cerveau et mon discours. »). Cette inter et intratextualité, déjà présente – pas moins, sinon peut-être plus que – dans Border. Le 1983 (Barbara) de Mendelson, placé en exergue, ou bien Boussole de Mathias Énard. Et puis toutes ces choses générationnelles, rassemblées en tas dans le livre comme sur le sol bitumé du trottoir d’en face ou de la cour de récrée : le vélo cross, la gomme Albator, Huggy-les-bons-tuyaux comme dans Starsky et Hutch, et même les dents de requin fossilisées. D’autres textes, musiques, images se joignent à la farandole, semblant que c’est pas exprès : ceux et celles, gouailleurs et joyeuses, des enfances a(r)ltières, du Soleil enculé chanté par Sing Sing (« Te souviens-tu de nous (…) C’était gueuloir de joie que de gueuler ça. »).

«  Pensée magique, poignées de sel par-dessus l’épaule pour que quelque chose puisse s’entrouvrir. Perspective. Point de fuite. Tous les interstices. Je prends les sourires pour de l’amour tellement il m’en faut. Et une fois au moins ça en était, je crois.  »

Qu’est-ce qui est commun, et singulier ? Quelle différence, et quelle importance ? Comment et pourquoi dire et faire, parler de toutes ces choses partagées, ou tout comme ? Toutes ces questions au croisement de nos enfances et de nos vies, de nos journaux et de nos romans. Cette manne. Tous ces lieux et objets déclinés, les sensations connues, les images reconnues. Ainsi le barrage, tellement réel, tellement familier (« Foutues barres de métal qui nous font chier quand on pêche. »), et l’été, la végétation, la chasse aux lézards (on voit de moins en moins de lézards, par ici). Toutes ces choses écrites et lues, senties et vécues en flux sont portées et résolues par le flow puissant et poétique des évocations (« Ça n’est pas le barrage de son enfance, mais quelle évocation. »). Ce qui nous détermine, en somme — ou non.

«  Tu étais doux. Tu étais capable de rester là en silence. De presque t’effacer. Mais restait cette chose en toi qui brûlait. Cette chose que j’ai rencontrée aussi là-bas et sur la route. Cette chose des enfants perdus.  »

Il y a dans Cette tendresse de Jacques Houssay, plus que jamais, cette fureur à dire la vie percluse et recluse à l’intérieur de l’existence. Une manière dingue de filer les idées et personnages, de les pousser à bout pour voir jusqu’où elles et ils vont, se démènent et nous mènent. Comme une boussole, un compas, pour traquer la vie dans les plis, cette vie qui ressemble parfois à la mort à force de la fréquenter, cette vie qui se presse contre les tempes, le palais, la langue. Quelque chose qui fait mal et réjouit dans le même temps. Quelque chose de désespéré et de poignant comme le Crayon Titi de Stupeflip (« Si il est triste ? Mais bien sûr qu’il est triste ! Il est mélancolique ! »). Quelque chose de cette enfance perdue d’avance, mais qui perdure obstinément.

Quelque chose de personnel et d’engagé, de fort et de fragile, qui s’abyme (« J’aurais pu, j’aurais dû arrêter ce roman à […] Mais la vie exagère, l’écriture aussi. Alors continuer. ») d’un auteur trop empreint de sincérité et d’empathie (ici envers la lectrice et le lecteur qui lit et vit avec lui Cette tendresse) pour ne pas avoir la délicatesse de dire ce qu’il fait, aurait pu faire — et c’est déjà une tendresse que cette main tendue. Aucun tour de passe-passe, de pendu, de prétendue camisole de flamme qui reproduirait la folie, engendrerait l’abus. Mais une volonté rivée et inextinguible, de sortir de la cage et de l’extinction par l’effacement sans fin, répété, des barreaux des prisons, des maisons, des esprits, par le feu d’une rage aussi efficace et tendre que la mie de pain des gommes.

«  Nous sommes des êtres humains, presque des oiseaux.  »

Éric Darsan


Cette tendresse qu’on attend dans la nuit et qui n’arrive jamais, Jacques Houssay, Le Nouvel Attila, collection Incipit, 15 janvier 2021.

Photo de couverture : Moth and Flame © Kyle Thompson From photo book Sinking Ship.

Dessins : © Gus Houssay Bilbille


26 octobre 2021
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