Border, Jacques Houssay
Vol direct, aller simple et retour pour et sur la poésie folle et sûre, pure et dure, du Border de Jacques Houssay, sorti le 15 mars 2019 chez Le Nouvel Attila, dans la collection Incipit. Avec pour seul bagage ce billet, ce livre sous le bras, le casque sur les oreilles, quelques souvenir-écrans et, pour carte d’embarquement, le magnifique bandeau-couverture illustré par cette émouvante photographie de Kyle Thompson. Alors Emmène-moi danser dans les dessous des villes en folie puisqu’il y a dans ces endroits autant de songes que quand on dort. Et on ne dort pas. Allez !
« Ici ce n’est pas comme vous imaginez. Le Border ce n’est pas barres de béton, un post-office, trois commerces, poubelles, voitures pourries. Le Border ce n’est pas une cité, une zone de périphérie. C’est vaste. Belles villas, bars sordides, stade, stations-service, usines, entrepôts, voies ferrées, fleuve, docks, containers, la roche nue, l’herbe folle, petits immeubles de briques rouges, trams, Mall. Le monde ne s’arrête pas.
Non. »
Pur produit du Border, né deux fois, born again pour ainsi dire, ceint de corps et d’esprit, possédé par le lieu et nommé par lui, Scribouilleur gagne et perd sa vie à scribouiller. Pour les autres une partie du temps, et le reste pour lui. Publiquement et dans l’ombre, il remplit les papiers administratifs et le livre de bord du Border pour celles et ceux qui sont privés de voix, mais dont il porte et rapporte l’existence par l’écrit. S’en nourrit, boit, voit, repère, la vie dans les plis, les interstices, fissures, anfractuosités de ce corps-mort-vivant (branché sur le secteur) qui file en portant sur sa surface les traces de leur passage – quasi-souterrain tant la gravité est forte – marges et frontières d’un espace extérieur qui les invisibilise, les silencie, et qu’ils feignent d’ignorer en retour — comme si elles et ils avaient toujours été d’ici, jamais d’ailleurs.
« Je suis au sommet de la pente pour te croiser au coin de mes souvenirs. Et les larmes, vieux pneus, dévalent en silence. »
Être de quelque chose, ça vous pose un homme, une femme, un enfant. Ça vous les change aussi. Du Border, on voit le monde sous un autre angle et d’autres cieux. Pour cela, il faut accepter de Poser son cul, souvent. Le montrer, de même. Le sauver, parfois — et parfois non. Reluquer celui des autres, voire plus — ou pas, si affinité, parce qu’on n’a trop peu à offrir et trop peur de se perdre. Consommer ce qu’on peut – les Mister Freeze, le café, les amphètes, les bières et les Vogues – pour oublier ou ressentir, ponctuer la vérité des jours qui se consument. Saisir et collecter les images follement belles, qui déboulent du Border en crue, se recueillent dans les paumes et les bidons sales, se boivent au goulot, passent de main en main avec affection. Ici, la contamination n’est pas un risque, c’est le lot commun. L’eau et la rouille et le ciel qui souille tout de ses reflets d’un bleu trop pur.
« Je ne raconte pas d’histoire. (…) Toutes les histoires sont des histoires d’amour, et de l’amour, il n’y en a pas… »
Tais-toi donc Grand Jacques. Évidemment qu’il y en a, non une, mais des histoires. Et de l’amour avec ça, à chaque fois/pas dans le Border. Comme si le Border ce n’était pas déjà de l’amour, comme si ça ne se recouvrait pas. Même pour mieux s’effacer. Même si on le reçoit plutôt mal, jamais assez (« J’ai besoin d’amour. Je crache par la fenêtre pour faire peur à cet amour. »). De l’amour, il y en a quand même. Pour L’Italien, Chat-qui-aime-les-mangues, L’écureuil, Misérable l’ami de misère (on fait avec ce qu’on a, misery loves company — Misery is a butterfly), Angie et Belge, La Chinoise, Nerveux. Enfants paumés, voleurs, tueurs, incestés. Enfants du Border, même quand le Border tremble (Ne cesse pas de trembler) sur ses fondations — la taule, le café, les bassins de rétention (Même s’il vaut beaucoup mieux pour toi/Que tu trembles un peu moins que moi).
« Toutes les choses ne sont pas aimables et jolies. Je note : faire taire les voix. Tirer quelque chose des profondeurs. Je dois dire l’exception »
Et de l’amour pour Jeanne, qui seule a gardé son prénom, petite déesse qui saute ici et là les yeux fermés, pieds joints et paumes ouvertes, chaque jour que le Border fait, pour s’envoler. Pour Alice (« Alice est un frère parmi d’autres »). Pour cette mère qui n’est pas la terre du Border (« Terre que certains loin d’ici appellent « mère ». Une mère ne fait pas ça. »). Pour ce Border. Qui, à mi-chemin quitte les récifs pour se réfugier, tire des bords avec Scribouilleur. Qui va à la rencontre de la bonté de Petit Poucet, de la tendresse de Brin d’herbe, craque peu à peu, déchirant, le récit avec lui — « apprentissage de la tendresse à coups de pioche dans le cœur ». Qui s’échappe, se vide, s’efface, se rêve autre, s’envisage Témoin, faire un pas de plus, suspendu dans le vide, aux côtés de Funambule — « L’étrange parcours du sourire des femmes. Je n’y comprends rien. Mais plonge. » (j’sais même pas nager).
« Je regarde ces vagues d’êtres humains passer sous mes yeux. Je suis ému par leur maladresse. C’est cela qui se dégage de notre espèce. La maladresse de nos corps dans cet espace trop vaste. Notre peur de nous cogner dans les angles. »
Qui n’a jamais rêvé de ces mondes souterrains ? Souhaité voir le soleil souverain guider ses pas au cœur de cette terre qui nous porte, de cette terre qui nous tient. Traverser littéralement ce monde, verser par-dessus bord, déborder du Border. Revenir. Raconter. Le travail qui travaille, le métier de vivre et d’écrire, leur mise en abyme, les petits boulots qui abîment, (dé)font, les maladies de pauvres, la fatigue et la tuberculose, la défonce quelle qu’elle soit — parce qu’il faut bien et au moins ça (« le mezcal ou le cratère du volcan »), pour réussir à tenir ou à en finir avec soi et les autres. Personne ne sortira d’ici vivant. Raison de plus pour ne plus chercher à taire, à jouer les durs, les deux mains enfoncées dans les poches, à la recherche de trésors de fortune, d’aventures, d’anicroches, sinon pour rire, éprouver et trouver les mots à dire à l’enfant que l’on a été, qui vient, qui est, ce qu’il en naît (« dois-je te taire la dévoration ? »).
« Si personne n’est là pour raconter, les événements n’ont aucune raison d’être. Ils n’existent pas. Mais mon regard se perd dans les détails. »
D’entrée, dans le Border de Border, c’est littérairement la question existentielle qui se pose. Celle de la nécessité et de l’impossibilité apparente de définir, de donner du sens (« Aucune révélation. ») sans horizon ni trajectoire (« Nous sommes échoués. Récits, récifs, quelle différence. ») et avec elle celle, évidente et dense, de la présence (« Nous possédons cette certitude que rien ne sert de partir plus loin. »). La coexistence d’un temps qui n’attend pas et d’une mémoire ballottée par les remous, les remords, les regrets face à l’implacable mécanique des engins de chantier. La collision entre la mythologie et l’archéologie. Las, mais là encore et toujours, marcher, arpenter, épuiser le Border jusqu’à ce qu’il se livre à nous et nous délivre. Laisser et lire – successivement, simultanément, rétrospectivement – des traces, indices, prophéties, témoignages — « ne plus feindre d’être en vie. Donner des preuves. »
« Faire ce qu’il faut. Danser, marcher c’est tout. Écrire c’est la même chose. »
Jouer à la marelle sur le parking, rêver, tendre la main : ne pas chercher la mort, mais la vie, l’amour, la tendresse là où elles se cachent après avoir été chassées. Pour les approcher, réaliser ces clairs desseins et désirs, ce Border dans le Border emprunte quelques détours à travers la littérature et la musique — détournements à la Debord qui souligne leur importance dans la vie de l’auteur et de Scribouilleur. Wagons-trémies (I am a passenger) en guise de tramway (« Nous n’allons pas bien loin, nous n’allons pas si vite. »), sans céder à l’arrière des taxis (« Le taxi finit par me cracher devant chez moi. »), avec une justesse, une sincérité et une tendresse rares, Jacques Houssay nous offre un roman complètement border, parfaitement maîtrisé, terriblement profond et attachant (« Enchevêtrement de poutrelles identiques à des phrases. L’essentiel est de traverser sur un pont solide malgré le poids phénoménal de la peur. »)
« L’écriture nous épingle comme des coléoptères aux élytres luisants. Elle donne chair et fige dans le même mouvement. Il reste les rues du Border et la tendresse qu’on attend dans la nuit et qui ne vient jamais. »
A lire et à vivre au rythme du Border de Border, du Scribouilleur de Jacques Houssay, on en ressort plus vivant et plus dense. Avec du pain et de la peine à offrir en partage, même quand et si notre besoin de consolation est impossible à rassasier. C’est la nuit de la déprime version alcool, et pourtant on pense avec lui et ses personnages aux hobos qui continuent de battre le dur depuis London, on évoque la grâce crasse des clochards célestes de la Beat Generation, des Seigneurs et nouvelles créatures et autres écrits de Jim Morrison. Je repense aux figures de Scribouilleurs croisés dans le Saccage, à Enig marcheur, aux surmômes surnommés de La maison dans laquelle ; à Brel (« Et nous pleurons comme d’autres chantent. ») ; à tant d’autres que j’ignore encore ; je pense à Dean Moriarty, je pense même au vieux Dean Moriarty, le père que nous n’avons jamais trouvé, je pense à Dean Moriarty.
« Il ne sert à rien de fuir. Il n’est pas certain que je sois fou. »
Border est un premier roman incroyablement poétique, sensible et intelligent. Un roman à fleur de peau qui contamine, métamorphose, s’imprime à nous, nous tatoue à partir du cœur sur l’ensemble du corps une topographie du vague à l’âme qui se transforme en lame de fond, infuse à tout l’épiderme encore vierge le sombre d’une encre qui se répand de pore en pore, circule dans notre sang, insuffle à nos muscles, à nos poumons, une pression nouvelle. Comme une façon de sentir et de respirer qui réveille en chacun et chacune de nous les enfants du Border que nous étions sans le savoir encore, sans vouloir nous l’avouer ou le révéler, et qui désormais se reconnaissent en cette terre et communauté d’accueil et d’exil.
« T’es un sacré bon cavalier, mon enfant, dans les vastes plaines du tournis, tu verras, toi qui es dans l’orbite, le cycle des saisons, la succession enivrante des jours et des nuits. »
Le Border est un monde persistant, qui continue de vivre dans les marges de notre lecture comme de notre conscience. Pour le prolonger, Jacques Houssay s’est livré avec son groupe Lapsus de luxe à des improvisations textuelles qui nous permettent de retrouver son univers (ici en vidéo à la Fureur de lire, là sur le soundcloud du groupe).
Jacques Houssay sera également, si les conditions le permettent, les 27, 28 et 29 avril au théâtre d’Annecy avec la Cie Jako pour Random Solitude (vidéo de présentation ici).
Border, Jacques Houssay, Le Nouvel Attila, collection Incipit, 15 mars 2019
Photo de couverture : © Kyle Thompson/VU’