Décembre

Dimanche 1er décembre
Sur Messenger : "Bonjour, je vous invite à aimer "Troubles dans le bocage", polar rural dans les Combrailles d’Auvergne."
Décembre aux enfers. Trop de réseau.

Irène décore le salon pour Noël. Elle accroche des boules aux dossiers de nos chaises ; elle dit "des boules d’honneur".

Lundi 2 décembre
Pensée du sommeil : une rubrique pour ma revue qui s’appellerait La belle fille, ou La belle vile - je feuillette trop souvent Le Dictionnaire des films érotiques et pornographiques en 16 et 35 mm de Christophe Bier (un bijou). La "belle fille" serait dans ma revue la photo d’une fille nue, ou le portrait d’une auteure, l’interview d’une artiste, une résidente par exemple. Non. Une photo de moi, nue, à condition que je prenne cette photo. Qui donc pourrait mieux rendre compte de moi que moi-même ?
Je me rappelle une conversation : on imaginait qu’un jour il ne serait plus possible (pas défendu, mais inimaginable) d’être photographié par quiconque, excepté par soi-même. De photographier quiconque excepté soi-même.

Sur mon vélo, je rapporte vingt kilos de terre supplémentaires à la villa pour l’atelier. On continue d’étendre notre paysage. S. ajoute des étages à sa maison de notable, il monte des arcades, elles sont irrégulières, on devine la pression de ses doigts. C’est solide, et à la fin, il ajoute un épi de faitage : une croix jaillit en palmier au sommet de son toit.
M. façonne des otaries, toutes identiques, très lisses, fines mais bien trop grandes pour ce paysage. Il les y dissémine, souvent en hauteur, à des postes de vigies ; on dirait qu’elles guettent.
B. invente une bergerie, H. des arbres baroques, C. un bélier, je creuse un terrain de fouille, des fosses carroyées avec au fond des amphores, des os. L’ensemble nous impressionne, on se congratule, et pourtant personne ne s’émeut à l’idée qu’on cassera tout bientôt.

Durant l’atelier d’écriture qui suit, on décrit ce paysage. Afin de poursuivre l’histoire amorcée la fois précédente (on avait terminé au sommet de la Tour Eiffel), on imagine que c’est ce village que nos personnages découvrent à leurs pieds, en lieu et place de Paris et de la Seine.
On décrit ce "village planétaire" vu d’en haut. J’utilise l’adjectif sibyllin au sujet des otaries ; je dis les "otaries sibyllines aux quatre coins du paysage". j’hésite avant de le faire, mais je trouve ça beau cette image, évident. Patrick me demande ce que signifie ce mot ; je lui parle des prophétesses antiques, de leurs oracles. Je dis sibyllin c’est ça, visionnaire, clairvoyant.

Mardi 3 décembre
Je me réveille inquiète, en pensant aux sibylles. Je cherche la définition de sibyllin dans le dictionnaire. Le Robert dit : dont le sens est caché comme celui des oracles. Je suis perdue, idiote, l’oracle annonce l’avenir mais ses messages sont cryptés. Puis je me dis comment peut-il en être autrement ? L’avenir conjugué au présent est illisible. J’écris à Patrick pour lui dire mon erreur. Il me répond un mail étonnant qui me plait : aucun souvenir, il était à Delphes il me dit.

Je reçois par la poste les Astropèmes de Laura Vasquez et Arno Calleja. Je me demande pourquoi le nom de la première est écrit en premier sur la couverture.
Puis je cherche un des poèmes dont je me souviens : on me l’avait envoyé par Messenger, c’était l’été, c’était l’horoscope de la Vierge, j’ai oublié le mois, mais il était question d’une clé usb dans une bouche, d’amour contrariant - un déménagement peut-être. Je ne le trouve pas dans le livre ce poème.

Je cherche l’horoscope du Lion pour décembre :
"Vous hurlez de rage
Dans votre coussin
Les jours
Les nuits
La face
Dans votre coussin
De rage de douleur
(...)
C’est double
Un double hurlement
On croit être seul
Mais pour hurler on est deux"

Mercredi 4 décembre
J’ai rendez-vous au Seuil pour faire le service de presse de Hic. Je découvre le livre. Cette couverture je la connais, ce bleu, j’aurais préféré du rouge, mais il revenait à l’Histoire d’amour j’imagine. Quand je le vois pourtant, mon livre, je le trouve différent du précédent, les lettres du titre, le papier plus bouffant, la masse différente. Cela me rappelle les mots de G. au sujet de mon texte qu’elle comparait à une pierre de météorite, plus dense que sa taille ne le laisse paraître.
C’est drôle d’adresser mon livre à des inconnus, un geste magique, et je passe la journée dans un état second. J’écris un peu n’importe quoi, jamais la même chose. Cosmique et comique, cosmologique, métaphysique, mystique, autobiographique, épique, historique et géographique, fantastique, archéologique, préhistorique, poétique, Hic & Bang, Mon roman chic (Merci Lucie T.) Chic & Choc.

Je dédicace un exemplaire à l’intention d’Antoine Volodine.
Début janvier dernier, il y a presque un an, je prenais le RER avec Irène pour aller au musée de Cluny voir La Dame à la Licorne tout juste restaurée. À Bibliothèque monte un homme que je reconnais, c’est Antoine Volodine. Ce visage. Il s’assoit à côté de nous et sort un livre pour le lire, c’est le sien, "Frères sorcières". Je m’écris : "Mais c’est le vôtre !" il rougit, rit, et dit "je révise". Puis il m’explique se rendre à l’enregistrement d’une émission à Radio France.
Je descends du RER.

Samedi 7 décembre
On me propose de rééditer Grotte ; c’est une joie mêlée de la jalousie que l’on a pour un autre. Les livres écrits avant maintenant ne m’appartiennent plus vraiment. Je préfère le dernier.

Dimanche 8 décembre
Au bout du passage, sur un mur très fraichement repeint en beige, on a écrit à la bombe : " Féminicides : pas de justice pas de paix"
Je passe plusieurs fois par semaine devant, avec Irène qui me demande ce que c’est, à chaque fois. Quelque chose résiste chez elle à comprendre l’idée que des hommes tuent des femmes. Elle semble s’interroger "les femmes ne tuent pas les hommes ?"
Et puis il y a l’idée impressionnante, derrière ce dispositif qui essaime, que la phrase est peinte à l’endroit même où a eu lieu le meurtre d’une femme. C’est ça qui prend.
Irène qui apprend à lire ; on voit le mot "ici" caché dans le féminicide.

Lundi 9 décembre
Une volcan entre en éruption en Nouvelle-Zélande. Il y a des morts.
Des gens reçoivent Hic et me le disent.

Les ateliers au lycée et à la villa sont annulés.

Mardi 10 décembre
Le livre est arrivé ici et là, et moi j’attends des retours.
Ma mère le trouve difficile. Un libraire qui à l’époque avait vendu plein de Grotte aussi : il parle d’un deuxième livre, à propos de la seconde partie, d’intime. Je me dis que j’ai raté quelque chose.
Je me dis toute cette liberté quand j’écris, pour en arriver là, à attendre des compliments, c’est désespérant.

Vendredi 13
Je regarde l’entretien d’Adèle Haenel et Edwy Plenel sur Mediapart.
Elle dit un truc comme "je savais que c’était pour moi, mon affaire, les émotions, tout ça". Ça me bouleverse.

Samedi 14 décembre
Je rencontre celui qui rééditera Grotte. En y allant j’hésite un peu, c’est compliqué, pourquoi rééditer, le réécrire ou pas, pas envie.
En repartant, c’est la joie !

Dimanche 15
Un élève m’écrit, catastrophé : Grotte a pris l’eau dans son sac sous la pluie, son tee-shirt a déteint dessus, le livre est orange maintenant.
Il veut savoir je crois si c’est grave.
J’attends de le voir, le lendemain, pour le rassurer.

Lundi 16
Atelier au lycée avec les premières. Je suis en avance : je les regarde travailler sur les Noces de Figaro. La prof dit : "Ça existe la guerre des sexes vous savez".
Elle lit Vierge depuis plus de trois semaines, elle ne m’en dit rien, il est là sur son bureau, un peu corné par le temps passé dans son sac, j’aimerais au moins qu’elle le passe aux élèves mon livre.
On fait un tour de classe et chacun formule son projet, au moins une ébauche. Je m’aperçois que ceux-là aussi ont des prénoms fantastiques. Je leur dis.

Avec L. à qui j’ai proposé de contribuer à la revue, on échange par message, il me parle du premier roman de Volodine " Biographie de Jordan Murgrave", que je ne connais pas. J’aimerais le lire mais il est épuisé. Puis on parle en général de la pertinence de rééditer ou pas, en particulier un premier. L. parle de "petits mondes émouvants" au sujet des premiers romans. C’est tellement juste. Dans mon cas, j’ajouterais fragile.
Je n’avais pas cherché d’éditeur pour Grotte, je pensais vaguement à une sortie poche un jour, et cette proposition pourtant est parfaite.
Le texte me semble venir de loin. Il ne faut rien toucher. Juste l’exhumer.

Lundi 16
Quelqu’un que je n’ai jamais vu lit le début de Hic dans son bain.
Et me le dit.

Mardi 17
C’est la grève, je passe la journée avec Irène à la maison.
On prépare des langues de chat en discutant : elle me dit que dans la vie, (plus tard elle entend) elle veut faire des expériences. Elle parle d’être chimiste, peut-être comme Irène Joliot Curie dont notre maison jouxte l’ancien laboratoire.

Il est tard, Je rentre à vélo de la villa ; je pédale un peu saoule en regardant le croissant couché de la lune, et je retrouve ce sentiment d’enfant : l’impression que ce lointain m’attend, et que dans la distance une chose incroyable va advenir.

Mercredi 18 décembre
Un vieux dessin d’Irène retrouvé : on rentrait de Nouvelle-Zélande et alors qu’elle ne savait pas écrire, elle avait dessiné "ICI" en énormes lettres saucisse, au stylo rouge. Le mot occupe la feuille entière.

Hic hic hic Je reçois un mail d’Antoine Volodine au sujet de mon livre !
C’est comme de voir une deuxième fois la licorne.

Jeudi 19 décembre
Je croise un voisin : un quarantenaire qui a grandi ici, au 14 du passage, dans la maison de ses parents. Quand nous nous sommes installés à Ivry, ses parents sont partis. Lui a dit qu’ils vivaient désormais dans une maison de retraite au Portugal, leur pays d’origine.
Les semaines qui suivirent, J’ai vu ce garçon astiquer et repeindre sa maison, son garage, tout de fond en comble. J’ai imaginé qu’il les avait tués.
Mais il y a peu ses parents sont revenus passer quelques jours ici. Ce matin j’ai croisé ce voisin ; il a ouvert en grand la bouche en disant "ah ah je n’ai plus une dent".

Je me souviens de mon étonnement enthousiaste quand une amie m’a déclaré ne lire que des vivants. Pourtant si j’avais à choisir, moi je choisirais peut-être plutôt les morts. Je renoncerais à la teneur du présent pour garder ce lien avec le passé, j’écris pour explorer le temps, l’étirer, et les écrivains morts sont de bon passeurs.

Je m’aperçois que dans ce journal je ne parle pas de ce que j’écris, ni du roman en cours ni de celui à paraître.

Vendredi 20 décembre
Je dine avec deux amis qui travaillent dans des musées. L’un des deux me dit, oui l’art toujours, mais pas les artistes. Je ris, c’est une provocation.
Le lendemain, j’y repense et me dis qu’il était en partie sérieux, que c’est peut-être un peu triste, et que moi décidément, ce que j’aime dans l’art c’est aussi les artistes, autant, leur élan, leur position, leur métaphysique en fait.

Samedi 21 décembre
Je dégueule toute la journée. À un moment précis dans la matinée, je me dis très sérieusement que je vais mourir.

Dimanche 22 décembre
C’est l’anniversaire d’Irène, ses 6 ans, c’est l’âge à partir duquel moi je me souviens. On part à Arcachon : dans la voiture, on écoute un feuilleton radiophonique, "Le Noël d’Hercule Poirot" adapté par Pierre Senges.
Un personnage au sujet de son père qui vient d’être retrouvé mort dit : " Je n’imaginais pas qu’il avait tant de sang."

Mardi 24 décembre
Sur la plage, on trouve échouées, à intervalles réguliers, de grosses méduses blanches. Certaines ont été lacérées, l’une arbore une fente et deux trous, c’est un masque que j’hésite à photographier.
On remarque aussi presque enterrés de petits lambeaux gélatineux, transparents et brillants, qu’on imagine appartenir à des méduses malmenées par la tempête, puis on remarque que ce sont des cylindres absolument tous identiques, la taille et la forme. Ils sont striés. Une extrémité en flèche rappelle la tête des comètes, et l’autre effilé, leur chevelure.
Cette transparence flasque, plastique mais vivante, me paraît extraterrestre,
et puis il y a dans cette cartouche, une encoche, désormais vide, qui semble avoir apporté ici, et de loin, une semence.

Mercredi 25 décembre
Je reçois une pierre de météorite, une chondrite, tombée le 5 mars 1960 vers 17h au Burkina Faso.

Irène s’efforce de croire encore au Père Noël.

Je lis "La fabrique du rouge" d’Ariane Jousse. C’est beau.
"(...)malades de trop de rouge venu se mêler à nos sangs"
Ce pluriel, Je pense "un seul sang, la même eau".
La dédicace de l’auteure "Pour Amélie, forte comme l’âme d’un cheval", me plait.

Jeudi 26 décembre
"Les années" d’Annie Ernaux.

Vendredi 27 décembre
En fin d’après-midi, je berce Abel qui ne pleure pas devant la baie vitrée. Je regarde le ciel tomber avec le soleil. Les couleurs s’éteignent et j’allume pas la lumière. Je vois l’extérieur. Le dehors qui s’étend et disparaît.
La vieille eau que j’ai scrutée toute la journée tient ses promesses. Alors qu’on n’y voit presque plus rien, des images sortent des rides : des cols de cygne, des ailerons, des troncs, des membres. Toutes les hontes de l’eau profonde affleurent entre chien et loup.

Samedi 28 décembre
Depuis la tempête Fabien du week-end dernier, l’eau du bassin est opaque, marron. Elle semble charrier les branchage de toutes les rivières de France. Une inexplicable ligne d’écume beige se forme tous les matins à dix mètres du bord, elle s’enroule en tourbillon devant la petite plage qu’on fréquente.

Il y a ce rêve que j’ai fait ici il y a plus d’un an : je pars de la plage ; tandis que j’avance vers le large, l’eau reste limpide à mes yeux. Sous moi. Elle ne s’assombrit pas, bien au contraire. Je ne sais pas si je garde pied, mais je vois tous les gros cailloux qui couvrent le fond, d’un beige et vert reposant, rafraichissant comme le lit d’une rivière de montagne. Il n’y a pas de vase, pas d’algue, le sable ne se mélange pas à l’eau. Je vois tout le fond de la mer qui s’étend devant moi sans filtre, sans ombre, sans mystère et sans.
Je pense à 2020.

Dimanche 29 décembre
Je parle de Hic et des deux autres au téléphone avec Julien. C’est rare d’être si bien lue, mais il me parle de Deleuze, de mille-plateaux et de déterritorialisation, je ne sais pas ce que c’est.
Puis il me parle d’un roman de crise, de la mue d’un écrivain. De la défiance que j’ai d’un livre à l’autre, par rapport à ce qu’il me serait possible de faire.
Comme JCB, il me dit qu’il est curieux de la suite, de ce qu’il est possible d’écrire après ces trois-là.

Lundi 30 décembre
On rentre à Ivry. Soudain, alors que je conduis, je vois enfin ce que j’écris, ce que je veux écrire, où je vais. C’est Le Nouveau Roman.

Mardi 31 décembre

Je sais ce serait déjà bien qu’on me lise, moi, mais il FAUT aussi lire ARNO CALLEJA, MON POÈTE FRANÇAIS VIVANT préféré.
* "Tu ouvres les yeux tu vois le titre" (Nouvel Attila) un roman poème implacable et vicieux. C’est du beau macabre, à mille étages, comme un escalier magnifique et menaçant. C’est comme de descendre un escalier très raide jusqu’au noir de nos caves. On a peur de se vautrer, le vertige. J’ai jamais lu un truc pareil. Une proposition romanesque inédite à mon sens. Mon préféré peut-être.
* "La performance" (Joca Seria), une claque à deux têtes, aller-retour. Un livre coupé et suturé par un dégât des eaux. Je l’ai déjà relu. C’est mystérieux. On ne sait pas d’où il écrit Arno Calleja. C’est le poète. D’où ça vient tout ça ? Mon préféré peut-être.
* "Un titre simple", Vanloo, poésie lumineuse, qui grince en chantant. C’est la poésie. Mon préféré peut-être.

Voilà

6 janvier 2020
T T+