Victor, François, Marie-Paule et les autres...

Qui nous prévient qu’un jour on ne nous appellera plus ?

Qui nous prévient qu’insidieusement, progressivement, nous deviendrons tous au mieux un « Madame », un « Monsieur » perdus dans une masse, pour finir en un « on » informe et anonyme ?

Nous naissons avec un prénom, nous vivons avec, plus ou moins bien, nous vieillissons avec, et puis, les amis les proches disparaissant, plus personne ne nous appelle ainsi, ne nous appelle tout court. Ici à l’hôpital, dans cette fin de vie, nous passons, nous trépassons, du « Monsieur » et du « Madame » à la pelle, par respect mais aussi par habitude, par convenance, au « on » donné à tous et à aucun : « et on a bien mangé, on a bien dormi aujourd’hui ? ».

J’ai voulu commencé les ateliers de résidence à l’hôpital par cette remémoration du prénom. L’identité, la dignité mais aussi la mémoire passent par là.
Au début on me regardait bizarrement. Plus l’habitude de cette question, « comment vous appelez-vous ? », plus l’habitude de se faire appeler ici par les soignants et même par les autres résidents par son prénom que l’on a pourtant porté toute sa vie.

Chaque séance commence donc ainsi. « Je m’appelle Maud et je suis poète et vous ? Je souhaiterais que nous nous appelions par nos prénoms, si cela vous va ? » Nous sommes en général cinq attablés, Covid oblige, et puis autour de la table les fauteuils roulants prennent beaucoup de place.
On fait un tour de table et même ceux qui étaient là à d’autres séances nous redisent, se redisent leurs prénoms. Cela fait comme une première pierre posée, à partir de laquelle la parole va se construire. La mémoire commence ici au prénom.

Les visages changent au fil des jours.
Victor n’est déjà plus là. Mais son prénom reste gravé comme son visage au sourire inondant et ses pieds bandés à force de marcher à toute allure assis sur son fauteuil. Il est parti loin cette fois-ci.
Marie-Paule se demande souvent où elle est, toujours entre debout et assise, dans le tiret de son prénom.
François prend les arbres en photo et se demande pourquoi tant meurent.
André aime Rabelais et m’invite à danser malgré son déambulateur qu’il a fini par oublier.
Soumaya s’agrippe à mon bras comme si le peau à peau l’empêchait seul de tomber.
Hervé cherche ses mots entre deux jurons et deux éclats de regard.
Michel pleure ou crie souvent qu’il voudrait partir, et qu’on se taise tous.
Serge sourit aux anges quand je lui crie un poème aux oreilles.
Monique a comme un cratère sous l’œil qui donne encore plus d’épaisseur à son écoute.
Jean-Luc arrive en pyjama juché en haut de trois chaises.
Marie-Thérèse a les yeux collés, on dirait comme cousus, et met son doigt devant la bouche pour nous dire « chut ».
Marthe est un moulin à paroles rocailleuses et elle désire tout le temps des fraises.
Annette lit Le Petit prince et elle déteste la couleur noir qui l’aspire.
Robert nous parle du Moulin rouge et du fume-cigarette que Joséphine Baker lui a donné.
Marie-Jeanne et sa canne se répète comme les inondations derrière son jardin en Tunisie.
Danièle parle peu mais chaque mot choisi est poésie.
Stanislava ne quitte plus sa chambre à présent mais à chaque poème elle dit « merci ».
Marc s’accroche aux souvenirs comme les notes d’une musique intérieure.
Sophie s’est inventé un prénom comme une vie de peintre à l’écart de sa famille.
Odette est « ventre à choux » et le répète à tue-tête.
Dominique n’arrête pas de me dire que mes boucles d’oreilles me rendent intelligente.
Marie-Claude pense que les plantes n’aiment que ceux qui s’en occupent.
Casilda dit tout le temps « et patati et patata, c’est comme ça la vie ».
Aline et son œil blanc a des dons de voyance.
Anne-Marie se dit « faite pour recevoir des coups ».
Maurice lit sur une ardoise les mots que je prononce.
Laridhi n’entend rien sauf la musique que je mets sur haut-parleur.
Luz et Rafael se regardent d’un amour infini en parlant des harpes des plaines colombiennes.
Camille fredonne sur les chansons d’Édith Piaf.
Pierre ne parle pas beaucoup, son truc à lui c’est Berlioz et les musiques d’orchestre.
Huguette un peu coquette se dandine sur sa chaise. Bientôt elle dansera avec Rose-Mary et les bals de leur enfance, de leurs villages remonteront jusqu’à peupler l’hôpital.

Nous ne sommes plus seulement ici, nous ne sommes plus seulement cinq. Nous sommes une humanité retrouvée autour d’un poème qui nous touche, nous fait nous toucher, nous parle, nous fait nous parler, danse en nous et nous fait danser.

Nous sommes Victor, François, Marie-Paule et les autres...

Et nous aurons tous un nom, même et surtout, à notre mort.

27 mai 2021
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