Diogo Maia | À Santiago, les autres (#4)
Elle a écrit dans Luz e as súas cicatrices :
« Eu ponho o que não está ».
Et son regard, sa douceur ferme d’une presque aveugle.
Elle dit « Diogo le rythme, ça enfle, ça me détruit, je suis allée de l’autre côté, le rythme est radical »
Je suis à Santiago. Du reste, je le suis encore, mais désormais tout se passe dans ma tête : eu estou em Santiago, na minha cabeça.
À l’heure du texte, je suis déjà à Marseille, au bord d’une table en train de l’écrire. C’est curieux : c’est au bord d’une table, dans le Café Casino, que j’ai lu Salomão. Et d’un coup, sans que je l’aie prévu, je me suis retrouvé à Porto, la ville que j’ai fuie, la ville où j’ai vécu.
Et je me mets où je n’y suis pas :
Ce matin à l’humidité, un nuage, un res flottait dans l’air, il était percé dans le ciel, oui dans ce ciel doux de Galice que je connais bien : ciel rempli de nuages, en attente, horizon-frontière entre le Portugal et la Galice, la brume, ce front en train de passer. Eh oui, voir les nuages immobiles, bloqués par la tête proéminente du mont de Trega, c’est cela mon image de frontière - un oiseau sur le pont en train de goûter l’ouverture aimable d’un peuple qui parait être le mien et qui, étrangement, sonne à autre chose. Penser la ville de Tui et écrire Tu, entendre la douceur d’une langue nouvelle qui semble piailler, par un airiño, le nuage gris de ma langue.
L’humidité, le granit, ses reflets, les vêtements grisâtres d’un tas de personnes enveloppées par cette chaleur propre du café ; et moi, je suis assis à table, tartiné de tomate et d’une légère préoccupation. La dame du café semble oublier le quart de madeleine qui est destiné à tous ceux qui y rentrent. Et en constatant l’oubli, je vois un escalier en colimaçon qui me fait penser au dialogue érotique entre Salomon et son double, la Salomite. Mais elle, Salomite, ici, dans le Cantique des cantiques est réduite à l’invisibilité du reflet, elle est oubliée et assimilée.
En Galice le matin est harmonieux, car on dirait que la terre respire mouillée, que les gens comportent un espoir qui les rend plus joyeux, très abordables.
L’odeur est à l’ail, Alay, au-delà.
Je viens de sortir de l’Albergue menor pour aller au centre-ville. Je viens de quitter ma cellule, d’ouvrir les volets en bois repeints en gris et voir le clocher de l’église dont je n’arrive pas à trouver l’entrée. Je me suis dit, dès le début, que l’auberge était énorme pour nous : couloirs à perte de vue, salles aux portes condamnées, pèlerins perdus et bruyants. Tous voulaient à tout prix parler du cloître de leurs pensées, mais l’auberge, par sa structure, par sa cantine aux allures d’école mal organisée et plongée dans une lumière blafarde, était une ombre sombre qui me grouillait l’ouïe d’une faim technique - une faim de camping, de vacances organisées, trop serrées. Je me rappelle entendre parler quelques personnes attablées tout près de moi : elles empoignaient haut les bourdons en buvant leur café et elles répétaient : « Galice, Santiago, Galice, Santiago, Galice, Santiago… » Il y avait une surdose de camino dans leurs phrases : ponctuation débile, alcoolisée, étrangère à n’importe quelle découverte.
Je suis ici, à Santiago et je n’ai rien dit à mes parents. C’est la première fois que je me rends en Ibérie sans prévenir les gens de Porto. Être à Santiago équivaut, dans ce moment de vie, à être, en quelque sorte, à Porto. Jaufré Raudel, le troubadour de Blaye, m’appliquerait, de son navire (lui qui est tombé malade durant son voyage pour rencontrer l’amour physique) son syntagme L’amour de loin. « C’est ça ta maladie » m’aurait-il dit. Et c’est un amour de loin que je vais vivre au bord de cette table, car je m’apprête à lire une autrice que j’aime : Agustina Bessa Luís. J’ouvre le livre que j’ai acheté dans la libraire Couceiro qui se trouve au début de la rue de Preguntador, et je tombe sur un titre d’un petit texte écrit par elle à propos du Cantique des Cantiques :
« Un tijolo quente na cama »
Une brique chaude dans le lit - je traduirais.
D’un coup, je cherche à voir le rapport de la chaleur au poids de la brique, la lyrique, le dialogue-danse entre le roi Salomon des adages et la femme, la Salomite. D’un coup, je veux suivre rapidement le ton perspicace, sage, sagaz desta mulher do Porto que escreveu a Sibila.