Entretien avec Michèle Finck | La dimension sotériologique de la parole

Michèle Finck © Laury Granier

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Née à Mulhouse en 1960, Michèle Finck est une universitaire et femme de lettres française. Poète, traductrice et essayiste, elle questionne, dans ses poèmes comme dans ses travaux critiques, le dialogue entre la poésie et les arts. Elle a publié cinq recueils de poésie : L’Ouïe éblouie (Voix d’encre, 2007) ; Balbuciendo (Arfuyen, 2012) ; La Troisième main (Arfuyen, 2015) ; Connaissance par les larmes (Arfuyen, 2017) ; Sur un piano de paille/ Variations Goldberg avec cri (Arfuyen, 2020). On lui doit également bon nombre d’essais sur la poésie contemporaine dont Yves Bonnefoy, le simple et le sens, (Corti, 1989), Poésie et danse à l’époque moderne, Corps provisoire (Armand Colin, 1992), Poésie moderne et musique, …˜vorrei e non vorrei’ (Champion, 2004), Giacometti et les poètes : « Si tu veux voir, écoute » (Hermann, 2012), Épiphanies musicales en poésie moderne de Rilke à Bonnefoy. Le musicien panseur (Champion, 2014).
Ancienne élève de l’École Normale Supérieure (Ulm/ Sèvres), Michèle Finck est aujourd’hui professeure de littérature comparée à l’Université de Strasbourg. Un numéro spécial de la revue Nu(e) lui a été consacré (Patrick Née (dir.), Michèle Finck, n°69, 2019). Il convient de souligner que la vie et l’œuvre de M. Finck sont marquées par deux événements douloureux : la rupture amoureuse et la perte de son père. Ces moments de déchirement traversent en effet l’ensemble de ses écrits. Au-delà de l’expression et de l’exploration de la souffrance, Michèle Finck est en quête permanente d’échappatoires et de réponses qu’elle trouve non seulement dans les mots, les arts et la nature mais encore dans le silence et l’ouverture au monde.

Ce qui suit est un entretien réalisé par Nessrine Naccach, chercheuse en littérature comparée à l’Université Sorbonne Nouvelle, en juillet 2022. Il s’appuie sur le livret de Michèle Finck intitulé Poésie Shéhé Résistance, Fragments pour voix, paru en 2019 aux éditions du Ballet Royal. Scandé en quatorze poèmes, le recueil s’inspire de la vie d’une jeune étudiante syrienne que l’autrice a rencontré lors d’un cours. La poète y questionne les horreurs de la guerre tout en racontant les tribulations de l’étudiante que l’on suit d’Alep au Liban, de Turquie en Europe, jusqu’à l’Université de Strasbourg où elle s’inscrit en Master. Ce qui arrache la jeune femme à son enfer ? Assurément, la plume-oreille-main tendue et la prise de parole déléguée. Shéhé trouve en effet un asile « poématique » chez Michèle Finck, son enseignante de littérature qui deviendra la porteuse-conteuse de son histoire. Par ailleurs, l’Orchestre Universitaire de Strasbourg a interprété Poésie Shéhé Résistance, dans le cadre de l’Operatorio Boulevard de la Dordogne. Une création lyrique et mémorielle écrite par Élisabeth Kaess et mise en musique par le compositeur Gualtiero Dazzi, à partir de témoignages recueillis auprès de personnes ayant connu la guerre ou ayant fui des conflits actuels. Accueillies par la musique et par la poésie, ces voix anonymes sont amenées à dialoguer entre elles.

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Pouvez-vous raconter la genèse de votre livret ? Qu’est-ce qui a motivé l’envie d’écrire l’histoire de votre étudiante Shéhérazade ?

L’idée m’est venue petit à petit, au fil de mes rencontres avec mon étudiante syrienne réfugiée à Strasbourg. Mais au début l’idée était encore confuse : plus l’étudiante (Shéhé) me racontait son histoire, plus je me disais qu’il ne fallait pas laisser se perdre cette histoire, admirable de vérité humaine partageable, et emblématique du devenir des jeunes femmes réfugiées en Europe. Peu à peu se superposaient dans ma tête deux injonctions fondatrices : celle d’aider Shéhé à écrire coûte que coûte son mémoire de master sous ma direction, dans l’espoir que ce mémoire lui permette de sortir de sa condition précaire, de trouver un travail et une place à part entière en France, son pays d’élection ; et celle de me faire le « scribe » de ce destin, avec l’intime conviction que mon rôle n’était pas seulement d’aider Shéhé à avoir un master es lettres mais aussi de fixer par l’écriture le destin qui l’avait conduite d’Alep sous les bombes jusqu’à l’université de Strasbourg et à moi. Cette conviction grandissait de plus en plus en moi au fur et à mesure des confidences intimes de Shéhé qui se confiait à moi.
Mais le jour où j’ai vraiment décidé de me faire la porte-voix de ce destin, c’est lors de ma rencontre avec Shéhé au Café Brant à Strasbourg, où je n’étais plus sa professeure (le master lui avait été décerné) mais en quelque sorte sa « sœur humaine ». Je raconte cet épisode décisif dans mon livre. Ce qui a été l’élément déclencheur qui m’a fait passer à l’acte d’écrire, c’est la rencontre, lors de cette même scène du café Brant, avec la vieille femme proclamant qu’il ne fallait laisser aux réfugiés que « les miettes ». Il me fallait écrire quelque chose qui soit un contrepoids et un contrepoint, un contrepoison, à la parole de cette vieille femme qui incarnait pour moi la surdité de l’Europe face aux réfugiés. Vous avez donc tout à fait raison d’écrire que c’est une forme de compassion qui m’a dicté ce livre : compassion vis-à-vis de l’être humain sœur qu’était pour moi Shéhé, miroir en quelque sorte de mon et de notre propre exil d’être au monde. Cette compassion n’est pas de la pitié (au sens où il y aurait une forme de supériorité de moi-même sur la jeune réfugiée) mais bien l’expérience commune de l’exil qu’est toute vie humaine. J’identifie volontiers cette compassion à une sororité fondamentale, par laquelle nous avons toutes et tous le même « métier » : « Métier : Être humain ».
Au même moment où je commençais à écrire cette histoire, mon ami, le compositeur italien Gualtiero Dazzi, avait le projet d’écrire une œuvre musicale et vocale de grande ampleur autour des réfugiés, que ce soit lors de la seconde guerre mondiale ou plus récemment. Finalement, à sa demande, nos deux projets ont fusionné et j’ai moi-même récité en voix-off, dans ce qui est devenu un operatorio intitulé Boulevard de la Dordogne, mon livret-poème Shéhé Résistance, avec la joie d’écouter mes mots être repris tantôt par le chœur (90 voix) tantôt par la soprano soliste. L’operatorio a été créé à Strasbourg en novembre 2019 et mon livret-poème publié la même année aux éditions « Le Ballet Royal ».

Pourquoi avoir choisi « Shéhérazade » comme pseudonyme pour votre étudiante ? Pourquoi ce prénom en particulier ? De quels enjeux ce choix est-il investi ?

J’ai d’abord écrit le livret-poème avec le vrai prénom de la jeune femme, prénom persan très beau, dont la beauté m’a d’ailleurs inspirée (comme l’écrit Martine Broda, dans son livre L’amour du nom, un livre peut être inspiré par la force d’un nom propre !) Mais lorsque j’ai donné mon manuscrit à la jeune réfugiée, elle m’a demandé de changer son prénom. Elle craignait, tant ce prénom était particulier et rare, qu’on ne la reconnaisse et que son errance, la nécessité dans laquelle elle s’était trouvée de faire les poubelles, ne la desservent et contrarient, voire contrecarrent, son désir d’intégration à la France.
Sa demande d’un changement du prénom m’a d’abord fait un choc car je ne m’y attendais pas, et j’aimais vraiment beaucoup son prénom qui avait dicté certaines chaînes phonico-sémiques du livre et avait été comme un levain qui avait peu à peu fait monter le livret-poème. Mais, au cœur de ce bouleversement même, j’ai tout de suite pensé au prénom Shéhé qui s’est aussitôt imposé à moi comme une évidence. J’avais conscience, depuis le début de la rédaction, que le mythe de Shéhérazade irradiait dans mon livre, indissociable qu’il était du prénom persan de la jeune réfugiée. J’ai toujours adoré Les mille et une nuits, que mon compagnon m’avait lu près du feu, tout un été passé dans une bergerie des Cévennes. La figure de Shéhérazade, la conteuse capable de résister par la parole à la mort qui lui est assignée par le sultan Chahriar, m’a toujours fascinée. Du coup, dans l’imaginaire persan véhiculé par le prénom réel, le prénom Shéhérazade m’est venu tout de suite à l’esprit. Mais pas le prénom entier. Seulement le prénom tronqué, Shéhé. En effet la jeune étudiante était bien pour moi une nouvelle Shéhérazade : elle tentait de conjurer la mort et le terrorisme en Syrie (nouveau visage de Chahriar) par les mots du master qu’elle rédigeait sous ma direction. Mais, dans l’épreuve des bombes à Alep, dans celle de l’exil et du long chemin qu’elle a dû parcourir de Syrie jusqu’en France, elle était pour moi une Shéhérazade qui avait perdu une partie de son nom : j’ai imaginé que du nom Shéhérazade ne lui restait qu’un morceau, Shéhé. Et finalement toute l’histoire de mon livre est celle des retrouvailles de Shéhé, à la fin du livret-poème et des épreuves initiatiques traversées, avec son nom entier, Shéhérazade : « Apprends aux hommes apprends / Ta comptine de Shéhérazade ». Et ce qui a permis ces retrouvailles, ce passage du nom perdu au nom retrouvé (Shéhérazade), c’est bien, comme dans Les Mille et une nuits, la parole, l’écriture (difficile pour une réfugiée) d’un mémoire de master en littérature française : nouveau passe-droit et « sauf-conduit ». Le refus de Shéhé de voir son nom figurer dans le manuscrit, la nécessité de lui trouver un pseudonyme, ont été finalement une chance pour mon livre : j’ai pu développer le mythe de Shéhérazade, enfouie dès le début dans les profondeurs, et transformer pleinement mon livre en une réécriture du mythe de Shéhérazade.

Les Mille et une nuits nous livre l’exemple d’une femme qui se sert de son don de conteuse hors pair pour à la fois sauver les femmes du royaume et « guérir » le roi Shahriar de sa folie meurtrière. La prise de parole de Shéhérazade est par conséquent salutaire. Pensez-vous que la vôtre l’est également ? Dans un monde comme le nôtre, la parole poé(li)tique peut-elle être salvatrice ?

Absolument, cela découle de ma réponse précédente et c’est là tout le sens de mon livre. Comme dans Les Mille et une nuits, la parole, l’histoire racontée, sauvent la vie de Shéhérazade, dans Poésie Shéhé Résistance, le mémoire de master, qui plus est sur des femmes-écrivains, sauve la vie de Shéhé : elle obtient son diplôme, elle trouve un travail, elle retrouve son nom (Shéhérazade) et, elle qui ne parvenait plus à parler terrorisée par la mémoire des bombes et des attentats en Syrie, retrouve la parole par l’intermédiaire de la langue française de laquelle elle a su faire un mémoire es lettres. C’est avant tout, pour moi, un livre d’hommage à la dimension salvatrice, sotériologique de la parole.

Si dans les contes arabes, Shéhérazade sauve l’Autre masculin (Shahriar), dans Shéhé résistance on a un schéma différent. La jeune étudiante est en détresse, et elle est sauvée par un Autre féminin (en l’occurrence vous). Les notions de sororité, de solidarité et d’humanité sont par ailleurs fort présentes dans le recueil. À vous lire, on ne peut s’empêcher d’établir un parallèle entre l’enseignante et poète que vous êtes, et la Shéhérazade conteuse ; celle qui a sacrifié sa vie en épousant le roi « tueur en série ». La Shéhé de votre texte serait, à mon avis, un « double » de la sœur cadette Duniazade, dans la mesure où cette dernière ne survit que grâce au stratagème des histoires à tiroirs mis en place par sa grande sœur. Qu’en pensez-vous ?

En quelque sorte, il y a deux Shéhérazade dans mon livre. D’abord Shéhé, elle-même, qui a fait l’immense effort, pour une réfugiée à la langue française écrite très maladroite, d’écrire un master es lettres et de retrouver la parole par cet opus conquis de haute lutte. Ce mémoire l’aide à échapper à tous les avatars de Chahriar dans le livre (ses différents fiancés porteurs de mort qui la battent et la violentent). Mais le sujet lyrique du livre, moi-même puisque poésie et autobiographie échangent ici leur substance, est aussi Shéhérazade, qui plus est à un double titre : comme professeure, qui aide l’étudiante (Shéhé) à accéder à la parole ; et comme poète, qui met sa parole au service de la libération de la parole de l’autre et du destin de l’autre, dont elle devient le « scribe ». Poésie Shéhé Résistance est en somme l’histoire de deux Shéhérazade. Le jeu de contrepoint entre ces deux Shéhérazade est certainement une clé du livre.
Je n’ai pas du tout pensé, en revanche, à Duniazade, la petite sœur de Shéhérazade. Mais je trouve cette hypothèse de lecture, qui vient entièrement de vous, extrêmement intéressante et féconde et je vous en remercie vivement. Dans l’expérience de la sororité, qui traverse le livre de bout en bout, on peut dire en effet que Shéhé est aussi la petite sœur, Duniazade, qui survit grâce à sa grande sœur, Shéhérazade professeure et poète, qui lui ouvre la voie d’un salut.

En tant que poète femme occidentale, sur le plan très personnel, que symbolise Shéhérazade pour vous ?

Shéhérazade incarne fondamentalement pour moi le salut de la femme par la parole. Mais là où la parole de la Shéhérazade des Mille et une nuits est une parole narrative, de fiction, la parole de la Shéhérazade à laquelle je m’identifie dans le livre est parole de poésie. Je crois plus au salut par la parole poétique que par la parole narrative. Pour moi, ce n’est pas la fiction qui sauve mais la diction. Et d’ailleurs la Shéhérazade du conte oriental et la Shéhérazade poète que j’essaie d’être se rejoignent dans une commune diction et un commun travail de l’oralité. La parole de la Shéhérazade orientale repose sur l’oralité propre aux contes. La parole de la Shéhérazade que j’essaie d’être met toute sa force dans une poésie qui se ressource dans l’oralité (par une exigence dialogique et rythmique). Le rythme, vecteur de l’oralité, unit nos deux paroles, celle de la Shéhérazade du conte oriental et celle de la Shéhérazade que je cherche à être : « Juste le rythme. Le nu / Du rythme. L’os du rythme ».
Dans cette perspective, il me semble qu’il serait excessif de parler dans mon livre de déconstruction de la figure de Shéhérazade (alors que dans mes livres de poèmes, je déconstruis souvent les figures féminines mythologiques : par exemple, je fais d’Orphée une femme et d’Eurydice un homme). J’essaie ici de réécrire le mythe de Shéhérazade et non de le déconstruire, au sens où je comprends très bien que certaines écrivaines orientales soient amenées à le faire - et leur entreprise m’intéresse d’ailleurs beaucoup.

Une dernière question un peu ludique : si vous étiez un personnage des Nuits, lequel seriez-vous ?

Sans hésiter, je serais Shéhérazade, à laquelle je m’identifie totalement depuis l’enfance, quand je lis Les Mille et une nuits  ! Parce que Shéhérazade est une femme qui parle et sauve par la parole, une femme qui invente des histoires et sauve par cette invention verbale et vocale. Cette identification à Shéhérazade est d’ailleurs ancienne dans ma poésie. Déjà dans mon premier livre de poèmes L’ouïe éblouie, cette identification est à l’œuvre dans le poème Shéhérazade des hauts manèges : « Par ces graffiti-filants commencent les vers, Shéhérazade des hauts manèges » ! Le verbe « commencer » est important dans cet ancien poème : il suggère que la figure de Shéhérazade est pour moi une origine. Par les « graffiti-filants » que ses mots tracent dans le ciel, Shéhérazade est une des origines de ma poésie, que bien des années plus tard Poésie Shéhé Résistance cherche à creuser, à exhumer encore et encore.


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Nessrine Naccach tient à remercier Mathieu Hilfiger, éditeur de Michèle Finck, qui a porté à sa connaissance la parution de Poésie Shéhé Résistance, Fragments pour voix, aux éditions Le Ballet Royal. Ses remerciements vont aussi à l’autrice qu’elle a rencontrée dans le cadre du Colloque-Festival dédié aux Femmes poètes. Histoire, création, politique, que la chercheuse en littérature a coorganisé en mai 2021.

27 juin 2023
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