Et la vengeance alors ?
Au lycée général et technologique Roger-Verlomme où je m’étais d’abord proposé d’animer un atelier d’écriture « gratuitement », puisque déjà financé par la région dans le cadre de ma résidence d’écrivain au Divan, on m’a dit d’emblée que cela n’intéressait personne. J’ai donc écrit au proviseur du lycée Camille-Sée pour lui faire la même proposition, il m’a répondu qu’il allait transmettre mon courrier à l’équipe de lettres et à la professeure documentaliste. Après un mois sans réponse, j’ai commencé à m’inquiéter. Etait-il devenu si difficile de mettre en place un atelier avec des lycéens ? Enfin, une professeure de français m’a contactée. « Je pensais que vous proposeriez quelque chose en lien avec Jean-Claude Grumberg [mon premier invité au cycle de rencontres du Divan], m’a-t-elle dit lorsque l’on s’est parlé au téléphone, car je viens de travailler avec mes élèves sur Charlotte Salomon et sur La plus précieuse des marchandises [de Jean-Claude Grumberg], mais le futur, l’invention d’un futur, non, ça ne collera pas, je suis désolée ». « Qu’à cela ne tienne, ai-je répondu car je ne voulais pas lâcher l’affaire, ne parlons pas du futur, parlons du passé. Je pourrais évoquer les répercussions de la Shoah sur les descendants, j’ai écrit deux livres là-dessus. » Commençons, et ensuite, on verra, me suis-je dit.
Mercredi 15 décembre 2021, je me présente donc à l’accueil du lycée Camille-Sée à 10h55 pour y rencontrer la première des deux classes de la professeure de français Virginie Morgant-Valot avec lesquelles je vais travailler. Le lycée a été construit sur l’emplacement des terrains de l’usine à gaz de Vaugirard, d’où s’envola en 1870, lors du siège de Paris, le ballon transportant Léon Gambetta. De l’extérieur, le bâtiment est austère, mais l’intérieur est splendide, avec sa cour en mosaïque et ses larges halls qui donnent accès, par des portes en bois massif, à des classes spacieuses. Le temps de monter les escaliers et la rencontre commence, avec une classe d’élèves de seconde à horaires aménagés pour le sport. Tout de suite, les questions fusent. Ils sont attentifs, pertinents, à l’écoute. L’air se fait plus dense. Je leur raconte l’histoire de mon père, sa fuite en zone libre avec ses parents, leur capture à la ligne de démarcation, la prison, la séparation d’avec sa mère pour être confié à la Croix-Rouge et quelques mois plus tard, la police française qui vient le chercher dans son école parce qu’il n’a pas été déporté avec ses parents : on le fait alors sortir par une porte dérobée et il est envoyé quelque temps à la campagne.
Un élève me demande : « Et la vengeance alors ? N’y avez-vous jamais pensé ? »
J’ai du mal à répondre. Ce qui me vient, c’est évoquer Serge et Beate Klarsfeld et combien mon père exprimait souvent le regret de ne pas avoir été capable de faire ce qu’il avait fait (il, puisque s’identifiant à Serge tout en admirant Beate), ce à quoi je lui rétorquais : « mais Serge Klarsfeld n’a pas perdu comme toi toute sa famille, il a gardé sa mère et sa sœur, alors que toi, tu t’es retrouvé seul, absolument seul. Déjà, d’avoir réussi à t’en sortir, à devenir médecin après un apprentissage d’ouvrier ajusteur et des études d’officier de la marine marchande, c’est incroyable ! » « Peut-être, me répondait mon père, mais je m’en veux, j’aurais voulu être capable de faire comme lui. »
Oui, c’est ce que je raconte aux lycéens, ce regret qu’il a de ne pas avoir pourchassé les nazis comme Klarsfeld, et j’ajoute : « D’ailleurs, il ne s’agit pas de vengeance, mais de justice. » Puis je leur explique qu’il y a eu une reconnaissance des crimes commis et que c’est important. Par l’Allemagne d’abord, puis par la France à partir de 1995. Comme mon père l’a dit lors de son audition devant la Commission pour les Victimes de Spoliation (mission Mattéoli), « ce n’est pas une réparation, car rien ne pourra jamais être réparé. C’est au mieux une reconnaissance. » « C’est bien comme cela que nous l’entendons, Monsieur Rubinstein », a répondu Anne Grynberg ce jour-là, qui présidait l’assemblée devant laquelle mon père était auditionné.
Je sors du lycée. Cette question continue de me tarabuster, je ne suis pas satisfaite de ma réponse trop policée. Je repense à ma colère. Dans un temps pas si lointain où presque à chaque fois que l’on parlait de la déportation, la discussion en venait à la « culpabilité du survivant », j’étais toujours choquée non qu’elle eût existé — qui étais-je pour en juger ? —, mais que mes interlocuteurs, lorsqu’ils étaient étrangers à cette histoire, semblassent trop souvent la trouver normale, quand je la trouvais terrible et paradoxale : non seulement les deux tiers des Juifs européens avaient été assassinés, et voilà que l’on trouvait normal que les survivants se sentent coupables ! Toujours coupables de quelque chose, les Juifs ?
Le lendemain, je participe au Grand Atelier de Jean-Claude Grumberg sur France Inter . Dans le recueil de trois de ses pièces (Dreyfus, L’Atelier et Zone libre), Grumberg raconte une anecdote semblable à ce qui m’est arrivé : dans un débat en Belgique, après une représentation de sa pièce L’Atelier, une jeune femme lui demande ce qu’il fait de la vengeance. « Je ne compris pas très bien sa question », écrit-il. Alors quand Vincent Josse, du Grand Atelier, me demande ce que j’aime tant dans les pièces de Grumberg, la réponse est évidente : ce que j’aime, c’est qu’elles nous font rire et pleurer ; ce que j’aime, c’est qu’il a su parler avec justesse d’un monde, et lui rendre justice ; ce que j’aime, enfin, c’est qu’il est parvenu à faire entendre la colère : Leon dans L’Atelier, Simon dans Zone libre sont des hommes qui ne cherchent pas à se venger (Simon ne tue pas le jeune Allemand prisonnier qu’il trouve chez Maury), mais qui sont en colère. On entend leur colère, même si on en rit parfois. Grumberg parvient à la faire partager sans la raboter, sans concession, sans allégeance au public, et ça, c’est essentiel.
Je l’ai bizarrement compris à travers une histoire qui n’a rien à voir avec la Shoah : dans le roman Americanah, Chimananda Ngozi Adichie met en scène une soirée, à Londres, où le Nigérian Emenike raconte aux amis blancs de sa femme blanche, à la demande de celle-ci, qu’un soir, il a hélé un taxi londonien dont la lumière allumée indiquait qu’il était libre, mais lorsque le taxi s’est approché et a vu qu’Emenike était noir, il a éteint sa lumière pour la rallumer deux cents mètres plus loin et prendre deux femmes blanches. Une histoire de racisme ordinaire en somme, qu’Emenike narre d’un ton léger, devant sa femme, les amis de sa femme, et son ami nigérian Obinze à qui il a déjà raconté l’histoire, et qui s’étonne de voir cette fois-ci Emenike taire sa rage et sa colère, et qu’il était resté sur place, secoué de tremblements, effrayé par la violence de ses sentiments.
Il y a la douleur de la perte pour mon père, pour tous ceux qui ont perdu leurs proches et pour lesquels rien ne sera jamais réparé. Il y a l’assassinat d’un peuple, d’une culture, d’une littérature, d’une musique, d’une langue. Il y a, pour ceux nés après dans des familles à la colonne vertébrale brisée, la difficulté de marcher. Enfin, il y a la colère, une colère qui n’est pas vengeance, mais une colère qui exige qu’on ne les oublie pas et qu’on leur rende justice, à défaut de réparer quoi que ce soit. C’est cela que j’ai voulu tresser ensemble, dans Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin et dans C’est maintenant du passé.
Marianne Rubinstein
PS1 : je n’ai pas abandonné l’idée de travailler sur le futur. J’ai donc donné aux lycéens des consignes d’écriture pour articuler les trois temps : passé/présent/futur. A suivre...
PS2 : en illustration, une sculpture de mon frère, Nicolas Rubinstein : Tronc blessé, 2021.