Eugène Savitzkaya | Au pays des poules aux œufs d’or
La naissance dont nous parlons - celle du Pays des poules aux œufs d’or - est tout particulièrement poétique parce qu’elle est linguistique, verbale et musicale. Beaucoup d’air dans la prose de Savitzkaya, beaucoup de ciel, sans que cela s’opère au détriment des choses, de leurs matières, de leurs odeurs. Ciel et Terre en même temps, inséparables. Beauté, horreur. Amour, violence. Cris. Jeux. Enfance.
« On entendait mugir la terre dans sa belle nage dans le vide, dans le fluide du vide, dans la grande béance noire. (...) Pourrissement, usure, verdoiement, naissance, peuplement, pourrissement, effondrement. »
La naissance d’un monde est inséparable de la naissance d’une langue. Sans dire que tout procède du nom, on ne peut concevoir un monde muet qui ne soit un monde qui se taise ou qui s’apprête à parler. On entendait mugir la terre, et on l’entendra mugir tout au long de la lecture de ce livre, et même après. De ce point de vue, le silence, si nécessaire à la présence des choses, n’est peut-être rien d’autre qu’une matière organique exposée dans la langue, quand la langue touche au musical, ramenée à son fond silencieux, intrinsèque, sa cause première. Ainsi cheminent, au cœur du paradoxe, une renarde et un héron. « Comment est-ce possible, un héron avec une renarde ? C’est ce qui sera raconté. » Rien ne sera expliqué. Explique-t-on l’incendie ? Explique-t-on le déluge ? Plus que l’opposition c’est l’association qu’il faut penser. Comprendre ici c’est agir, c’est faire. Beaucoup de formes, d’êtres, de verbes. Beaucoup de tout prolifère sans cesse et partout.
« Ce qui s’ouvre est humide, ce qui s’allonge ploie, ce qui sourd bave vers toi grande mère terre crue, ce qui mousse se propage, ce qui s’éloigne luit, ce qui pourrit parfume, ce qui parfume caresse, polit, plie, déplie, crie, crisse, enduit, gonfle, mordille, suce, étrangle. »
Physique est le mot. Tout change, se divise, se transforme. Le moteur a des ratés, il tousse, s’étrangle. Le texte bégaie, il se répète. L’histoire n’a pas de fin, d’horizon. Elle existe. Le mot éclôt sur la page et c’est une extase présente, pas un programme à venir, pas une histoire en fait - un devenir. D’où les enfants, les femmes, les animaux, aussi inventifs que divers. D’où la vie, dont l’homme, despotique, sans être absent de cet ouvrage, incarne le pire. L’homme-fonction, pas l’homme réel pour qui tout n’est peut-être pas perdu.
Physique donc, mais physique imaginaire, physique émancipée. « La forêt sortit de la mer. » Ses arbres se déplaçaient « comme des bancs de poissons ou des nuées d’oiseaux ». Venez voir. C’est magique. Il y a tant de choses qu’on ignore : laîche, pluvier, phacélie, ipomée, rotengle, carassin...
Un nom ne suffit pas à l’existence d’une chose, c’est entendu. Mais quand une langue est poétique, elle expose un vide qui est le synonyme d’une présence, que l’on devine plus qu’on ne la voit vraiment. C’est un dehors, mais comme pris au dedans, enveloppé à l’intérieur. Le pays des poules aux œufs d’or se déploie sans doute au sein d’un trou noir, une sorte de monde parallèle comme il y en a plein qui jalonnent le cosmos, dit-on.
Mais revenons à notre couple. Elle est astucieuse, lui un rien hautain. Elle est joyeuse, vive ; il est benêt, timoré. Ils s’aiment. Ce qui n’exclut pas la polémique. Polémos, la guerre en grec. L’histoire qui n’en est pas vraiment une se passe en Russie. On y fleure la taïga, la steppe, et l’on y parcourt des verstes. Il y a même un vieil homme qui se déplace en télègue, oui, il aime bien boire, on le comprend, et son cheval, qui je crois lui rend bien.
Le drame de ce livre et de ce pays, c’est la disparition des poules et des jaunes d’œuf. Comment concevoir en effet « qu’on y fabriquât de la pâtisserie sans le moindre jaune d’œuf et qu’on n’y trouvât ni meringue ni mayonnaise » ? De même qu’à une époque bien révolue d’éminents théologiens s’interrogeaient sur le statut à conférer aux excréments au sein du paradis, notre narrateur se demande comment concevoir un monde sans fiente et sans œufs. On y perdra son russe, son italien et son araméen. Mais on se pénétrera durablement de cette vérité : « S’aimer, c’est se manger. »