Eva Abouahi | Ce qui s’érode
1. 00 : 00
À l’heure où tout repart de zéro
Les compteurs, les horloges
Je sens ce point de rupture ou de défiance
Une déviance d’un temps vraiment tout neuf
L’illusion de la table rase, de l’éternité
Le cran d’arrêt, l’envoi annulé, La Poste fermée pour toujours (quelle idée !)
Puisque tout pourrait finir ici, à l’heure où l’on s’interroge
Tout pourrait recevoir un bon coup de gomme, là
À cette minute où, encore, l’on s’interroge
Vaut-il mieux sortir ou rester au lit ?
Et en cette chaleur de plein été, faut-il se tourner
Vers le corps fatigué, l’enlacer et souligner la chaleur ?
Prendre contre soi, contre son cœur, les maux de tout le jour,
Les maux d’un jour qui n’est pas le sien, mais que l’on comprend
Et que l’on prend et que l’on tient, ça va aller ça va aller
Et, entre les bras, « proposer » un impératif, Sortons !,
Le dehors qui révèlera tant de promesses, des possibles
Qui rayonnent dans le noir ; on ne sait pas où l’on va
On va vibrant par l’après-minuit vibrant, comme en un jour radieux
Par le pont de la mort et de la naissance symboliques :
« 00 : 00 », double point du désir si commun du début
Ligne commencée, ligne en « 0 » qui peut dire tout et rien,
Ligne qui fait parcourir les rues, même le cours Jean-Jau. ! (image urbaine de l’infini ?)
Et qui répond à toute et à chacun au désir d’une EXTRÊME nouveauté.
2. BOBO
Quoi, c’est déjà la fin du désir ?
Le corps en épave qui s’éclate et se recompose
Pendant le sommeil
Comme le repos pour une carcasse esquintée
Travailler, dormir, pour travailler-trimer
Encore
C’est clair, quelque chose s’est perdu
Par le désir frustré ou le dessert de trop
Crème anglaise, « non merci, mais plus »
Le carré au milieu, c’est quoi ?
Ah, c’est encore ça ?
Une liste de rêves noircie
Par-dessus, un reste ajouté,
Qui, lui, a été barré :
« Café bio, comté dix-huit mois et pain Schaar »
Plus vraiment envie de rien
C’est la moche saison, un début novembre
Entre dix-sept et huit heures
Elle s’est posée là, en vieux tas de poussière
A envahi les placards, installé ses valises,
En plein milieu du séjour
Le corps plié sur le calendrier
Passera-t-on l’hiver ? Gants, foulards,
Liqueurs diaprées pour nous réchauffer ?
Ce serait peut-être vain de préparer déjà
Le caveau, le petit autel et le mot gravé
« Reste désormais le souvenir ».
Peut-être qu’avant ça
Le trop prévisible, et l’inéluctable
On pourrait se retrouver
« Presque comme un printemps qui ferait sa croissance au bout de nos doigts » ?
Problèmes de la fausse vie de bohème, scènes courantes de la vraie vie bourgeoise.
3. N’ai-je ?
I.
N’ai-je pas perdu cette fois
Posé la dernière carte
À la fin de la dernière manche
Ni remporté aucun voyage
Ni en avion, ni en cargo,
Ni en montgolfière
Pas gagné quelque trajet en Transsibérien
Ni obtenu les bons numéros du Loto
Et pas plus une auto, pas même un vélo !
Et du champagne en cadeau,
Ce n’est pas pour moi, reste
Ce que j’ai bu pour me faire une raison
II.
Et n’ai-je pas eu raison de me faire tourner
La tête, de me laisser perdre entre
Les verres qui tintent, entre les verres qui feintent,
Aucune reprise, aucune victoire cachée
Pas d’as dans la poche, pas d’issue-
Sagesse où l’on fait trois fois la roulade
N’ai-je pas perdu le mieux et le plus pourri :
Ce qu’en fou, en folle, on prend pour un
Éden retourné en merveilleux avenir de secours ?
III.
Laisser perdre… laisser être… laisser faire…
Comme les enfants… laisser vivre… veiller un peu…
Sans trop y penser…
Et n’ai-je pas consommé du muscle, de la peau,
Des plumes, des ongles, des cheveux jusqu’à m’en
Faire des croûtes sur le crâne, à vouloir tout réussir,
Plaire, coûte que coûte, et oublier que la pluie gifle
Comme les ans, la grêle qui transforme les gens en cibles
Les cernes nés inévitablement de l’insomnie
IV.
Le réel ne prend pas de gant, mais on l’apprend
Après quelques bleus, quelques surprises du matin,
Sur la terre, sur les feuilles, sur les routes
Le bus ou le train manqué, et c’est le raté de trop qui
Fait déborder les yeux ; les écoliers, les collégiennes
Qu’on ramasse ainsi, le drame en soi qui ressort
De ce drame si vif, sans filtre, même quand à côté, le jeu est de
Rire des adultes ; tu le sens, ce qui point, car le futur pose question
Même derrière les ruses du langage pour faire marrer
V.
Et les premières neiges à la fenêtre, les yeux dirigés dehors
L’attention qui se pose d’un coup en un coin de vitre
De ciel ; drôle de clinamen, qui fait aimer, qui fait
Jouir d’une chute en sa délicate et imprévisible errance
On a envie de redire, avec émerveillement, quoicoubeh
Devant le désordre du hasard, de l’infini et de l’inachevé,
Aussi arbitraire qu’un mot, qu’une réplique, qu’une expression
D’ado pris malgré elle, malgré lui dans un tourbillon d’effets
Laisser être… laisser faire… laisse advenir : les êtres et les simulacres
Composés, et ce qui se sent… ô ce qu’on sent, le vrai qui se sent
VI.
Que n’ai-je aimé ce mouvement, avant ; qu’ai-je encore
À aimer de lui, sinon tout ce qui le fait, le détruit,
Tout ce qui est boule de neige avant de fondre
Glisser, comme tout ce qui commence et qui s’achève
Tout ce qui finit par traverser les doigts, se perdre comme
Une pastille sous la langue, qui pourrait très bien revenir
Si le XXIIIe siècle daigne bien nous répondre
Même sans bruit, en des neiges qui ne soient pas cendres, mais
Nouvelles rencontres des atomes en flocons