Éva Abouahi | Dans le dehors du cœur
1. Khôra
Khôra
Voyager, passer par ici et par là
Prolonger le Danube, de Thétys à la Moldavie
Y rêver un Euphrate, les villes d’Arabie
Le temps n’y sera pas silencieux
Même dans l’espace fixe de la voûte des cieux
Carapater, sans trop réfléchir
Être porté en songe par les reliefs
Les lignes en errance, les vides en blanc
Les points plus ou moins gros
De la cartographie.
Dans les roulis, sous les vagues
Entre les estuaires et les tempêtes
Le lieu redevient en son sein
Khôra
Indicible pâte des espaces
L’informe sans frontière
Mais de toutes les formes, de toutes les terres
Sur tous les noms de tous les sols
Abondance de matière, d’eau, de ciel
Aride ou torrentiel, impalpable ou molle
Khôra
Qui t’interpelle, du cœur du lieu
Pulsation du monde, rêve d’un antique
Cosmos, des cosmogonies, des mythes
Air qui circule et fait le lien
Ce fragile interstice
Entre ton cœur et le mien
Khôra
Est-ce ma course infinie que tu veux
Celle que tu auras
Et son moteur et sa fatigue
Ce mouvement erratique et essoufflé
Qui se respire par toi
Ton présent absent
Si singulier, et cette quête de toi
À chaque pas, en chaque pays
En tous les différentiels
Des heures, des siècles
Et là, par ton absence
Une silencieuse vérité presque révélée
Khôra
2. Shh…
I.
Shh… le silence qui s’échappe
Par le trou de la serrure
Il part en solo au milieu d’une fête
Shh… ne pas occuper trop d’espace
Laisser à chacun•e son mot à dire,
La pêche à poser, ses bouts de peau
II.
Shh… envahir une autre salle
Pourrir une autre ambiance
Balayer fissa-fissa le plancher
Shh… personne n’aime vraiment
Quand un ange passe, le désir sans
L’amour, c’est ça, c’est bien possible
III.
Shh… mais les bruits articulés, traits d’esprit,
Les mots qui font du bien, décachètent
L’enveloppe blanche, donnent du sens
Shh… et les lieux peuplés du monde,
Et les dîners où on s’invite par les mots
Où on se drague par les mots comme on prend congé ?
IV.
Shh… elle qui sort, d’un coup, pour suivre le dernier h
Où ira-t-il, hein ? Derrière le trou de la serrure
Il y a quoi ?
Un monde sous cloche, le buvard déjà plein
Ou le calme ou le rien qui donne force
Qui donne accueil, se cueille avec un peu de peur ?
V.
Devant la serrure, dans la pénombre
De l’autre côté, elle tend l’oreille affamée
L’ouvre grand pour la donner au shh…,
Du dernier h au dernier « . »
3. Pas plus qu’une plume !
I.
Ne peser pas plus qu’une poignée de pétales
Pas plus que l’étincelle d’un flingue
Que l’eau devenue vapeur
II.
Ne peser pas plus que le destin d’un petit émoi
D’un vent froid passé dans la nuque
Puis laissé sur le pas de la porte
III.
Ne peser pas davantage qu’une poussière
Apparue du dehors respirée oh expirée
Redonnée à la terre et aux arbres qui bruissent
IV.
Ne peser pas plus lourd que du soufre dans du vin
La poudre qui évite le crâne lourd la barre sur le front
Qu’un miracle imaginaire miroité par l’eau du lavabo
V.
Ne peser pas au-delà d’un index qui caresse l’arête du nez
Ou l’arcade sourcilière la ligne du dos
Bas en haut la peau comme du lin
VI.
Ne peser que ce poids du rêve d’un Don Quichotte
Les ailes des moulins qui tournent dans la tête
Qui menacent avec les géants de papier
VII.
Ne peser pas plus que les deux t de C a l c u tt a
S’élevant au-dessus des nuées roses du Bengale
Allant plus loin vers l’estuaire d’un rêve d’Orient
VIII.
Ne pas peser plus que ce matin où tout commence
Qu’on peut entendre comme un long mi cette aube première
Ses histoires toujours amorcées pas achevées
IX.
Pas plus qu’un neuf de cœur qu’un jeu battu
Avec le regard qui soupçonne la triche et qui rit
La désillusion qui se demande
X.
Pas plus que le non fixé, l’indécis verbe vivre
Sur lequel on pose les désirs les souvenirs
Je t’avais tant rêvé
En y pensant trop ne le pesant peut-être que trop peu ?
4. L’impatience
I.
Mouvement de la pulsion, shh…
Chair en feu qui se tord
Bégaiements du sang
Ongles qui tapotent d’excitation
II.
Temps, ah oui, le temps
Dur dur de l’attraper, le saisir
Le rétrécir et le détendre
Comme on ferait avec un élastique
III.
Étapes sautées, comme les repas, l’amour
La route qu’on détourne, par
Les raccourcis qu’on emprunte
Ou bien qu’on crée
IV.
Espace reformé, par les côtés
Envahi d’ondes noires
D’atmosphères creuses et violentes
Sans savoir où l’on est, on se regarde le poignet
V.
Tremplins sur lesquels on saute
Tangentes qu’on trace, courts segments
On y fait un sprint, faudrait pas, là non plus
Perdre trop de temps
VI.
L’instant-t, ça coûte, l’attention aux choses
Plus encore aux femmes, aux hommes
Et le mouvement ! Pas la peine de s’épancher
Ni en phrases pas plus en points de suspension ni en mots
VII.
Ne rien garder pour demain, qui sait où on sera demain
Parti•e peut-être, pshitt, par là-haut, ou là en-dessous
[Tape du pied comme sur de la musique techno : 150 bpm]
Additionner les événements, épuiser tout tout tout…
Puis s’endormir tout•e nu•e, tout•e gesticulant•e, d’impatience
Bref. ÉCLAIR.
La nuit sera brève.