François Durif | Chaud et froid
Qu’est-ce qui se passe quand rien ne s’écrit ? Pas écrit depuis dix jours. Pas une ligne, pas un jour. Ça ne répond plus. Le désir a foutu le camp. Pas foutu d’écrire. Alors que j’approche du moment où l’on me demande de faire un bilan de résidence à mi-parcours, j’ai l’impression d’être pris de court, en flagrant délit – comme si j’avais déjà déserté ma place. Au moment précis où je devrais mettre les bouchées doubles, je m’abstiens, je m’interromps, je m’inter-ronge, je ronge mon frein, oui ! Qui, le désir, arrête ? Si je commence à dramatiser mon présent de résident de la résidence, doute de mes compétences, cela pointe les névroses du petit-bourgeois que je suis devenu à mon insu. Le temps de la résidence est circonscrit et c’est très bien ainsi. Si un récit s’écrit, c’est avec les chutes. Le fait est que je travaille avec la perte, la dépense en pure perte. Un trou de plus de dix ans dans ma vie. Je l’éprouve physiquement, psychiquement – corps et esprit, les deux sont liés, et l’on écrit avec son corps, ici le frein, là le moteur. Est-ce le moment de soulever le capot ? Est-ce le moment d’ouvrir la sépulture de famille ? La famille ? Parlons-en. Non. C’est pas vraiment le moment. Trop dur, trop douloureux. Comme si la douleur appelait le dur, la pierre, les angles, le scellement. C’est ce mouvement de repli qu’il faudrait contrer par l’écriture.
L’autre soir j’ai dansé comme un fou. Après une si longue abstinence, le corps a répondu présent. Rassuré, rasséréné. À défaut d’écrire, je danse. Tout n’est pas foutu. Quand je danse, je ne suis pas seul. Quand j’écris, je ne suis pas seul non plus. Je suis en résidence, à mi-parcours, déjà menacé par la sentence. Pour pouvoir écrire, nul besoin de silence, nul besoin d’une épée de Damoclès ou d’un cruel couperet au-dessus de sa tête. Me parviennent encore les bruits du monde extérieur. Aussi ai-je besoin de sentir la pulsation de la ville. Pas toujours possible de produire du neuf à partir d’un tas d’histoires déjà toutes chiffonnées.
Où est ta mort ? Quelle place occupe-t-elle que tu ne connais pas déjà ?
La question qui me taraude, ici ou là, c’est bien celle de la place. La place, tour à tour, vide et occupée. La place des morts, la place des vivants, leur nécessaire voisinage – ni trop près, ni trop loin. À quel moment survient l’essentiel déplacement susceptible de donner le sentiment d’être à sa place ? Si j’étais le commissaire d’une exposition d’art contemporain, je choisirais ce titre – Qu’est-ce qu’une place ? –, c’est la première question que j’aimerais leur poser, à mes contemporains, qu’ils soient artistes ou pas. C’est pour cela que j’avais choisi de me présenter avec le livre de Michel Gribinski – Qu’est-ce qu’une place ? – dans les mains, le soir du vernissage de l’exposition Felicità aux Beaux-Arts de Paris, à laquelle m’avait convié l’ami Joseph Perez. Le titre qu’il avait élu pour son expo dans l’expo ne pouvait me laisser indifférent : Le paradis serait triste sans mes reufs. Comme lui, dans la lignée du grand frère Filliou, ce que je cherche, c’est un art fraternel. Et c’est dans l’habit du croquemort que j’ai pu finalement le mettre en œuvre, répondre de cet engagement. C’est cette phrase de Filliou qui me redresse dans les moments de doute : je voudrais être tout le temps, en toutes circonstances, envers n’importe qui, un homme fraternel. Oui, j’aurais voulu faire ce métier comme un frère aux pieds nus, mais dans une agence de pompes funèbres, il y a un aspect commercial avec lequel il faut bien composer. Durant ces trois années passées dans l’agence de Raphaël Confino, je n’ai pas eu à me plaindre de lui, il m’a laissé être celui que j’étais, procéder comme je l’entendais, c’est-à-dire en prenant le temps avec chacune des familles que j’accompagnais, en respectant le temps nécessaire à chacune pour réaliser la mort de leur proche et élaborer avec elle le rituel qui leur convenait le mieux. À cet instant, je n’appliquais pas de recette apprise et devais me débrouiller avec les contraintes du métier, les invariants d’une cérémonie d’obsèques. Cependant, il existe une marge de manœuvre. Dès que la confiance est là, de part et d’autre, un espace s’ouvre, il devient alors possible de faire quelque chose, des gestes reviennent, des phrases se forment, avec des coupes, des sauts et des ellipses. Des fois ça grince, d’autres, ça glisse, c’est doux, même si le réel n’est pas lisse.
Le sentiment d’être au bon endroit, au bon moment, ce n’est pas si fréquent. Le sentiment d’être à sa place. Ici, en tant qu’artiste, là, en tant que citoyen. Quelle place décide d’occuper l’artiste dans la cité, dans la vie quotidienne ? Comment se fait-il sa place ? Comment se fait-il mortel, souverainement mortel ? Comment se fraie-t-il un chemin dans le dédale ? Quel récit en fait-il après coup ? La part de sincérité, la part d’opacité, dans son attitude ? Un artiste n’a pas non plus à se justifier sur tout ce qu’il entreprend, il n’est pas toujours exposé aux regards. L’important, c’est comment il peuple son temps : les parades qu’il crée, les paravents qu’il dresse pour préserver cet espace-temps dont il a besoin pour œuvrer là où il est. Il y a le temps de l’atelier et il y a le temps de l’exposition. Et certains artistes se débrouillent très bien sans atelier. La rue est leur atelier, la ville-monde leur terrain d’expérimentation.
Quand je travaillais dans les pompes funèbres, j’avais l’impression d’avoir changé de ville, de l’habiter autrement. Je ne me levais pas aux mêmes heures, le matin tôt, je ne croisais pas les mêmes gens dans le RER, le métro. Mes pas me conduisaient alors à la mairie pour la déclaration de décès, à la chambre mortuaire pour la mise en bière, la levée du corps. Le jour des obsèques, je grimpais dans le corbillard pour traverser la ville, de la chambre mortuaire au lieu de culte, ou directement au cimetière ou au crématorium. Une autre manière d’appréhender la ville, ses espaces ouverts et fermés, ses contre-espaces. Du matin au soir, je vivais en hétérotopie. Finalement, j’aimais bien cette place dans la cité. À l’abri et exposé, les deux à la fois. Comme une vie clandestine à l’intérieur d’une vie réglée. Un autre rapport au temps, une autre façon de le découper. Une vie de salarié. Un samedi sur deux, j’étais de permanence à l’agence. J’aimais bien travailler le samedi. J’étais seul dans l’agence, je pouvais prendre le temps avec la famille qui se présentait à moi, et puis j’avais des dames qui venaient me rendre visite. Des veuves. Une dame au regard très bleu très clair, dont Raphaël avait fait les obsèques de sa fille, et dix jours plus tard, celles de son homme. À chacune de ses venues, je lui remettais le livre que j’étais en train de lire. Elle me le ramenait trois semaines plus tard dans un sac en plastique. Parfois elle me disait que je lisais des choses trop compliquées. C’était vrai. Elle me rendait visite en début d’après-midi, je lui offrais un café, j’aimais l’écouter, comment elle formulait ses sentiments, comment elle inventait ses rites de vie. Elle marchait beaucoup, des jours entiers, avec son sac à dos, ses bras comme balanciers, et ses belles mains qui disaient tout. J’ai beaucoup appris d’elle. C’est difficile de restituer ces moments-là. Quand la plus grande altérité rejoint la plus grande intimité. Parole économe, regard limpide, mains tenant le vide. Vie égrenée, vide-plein. D’une boutique de pompes funèbres, j’aurai fait mon atelier, le temps de la cérémonie correspondant au temps d’exposition. Je ne parlais pas alors de performance. Du reste, je n’ai jamais perçu ma vie comme une performance. À partir du moment où tu as ce regard oblique sur ta vie, c’est foutu, tu passes à côté – et de l’art, et de la vie. La veille des obsèques, la tension était maximale, je ne dormais pas toujours très bien. Une fois que celles-ci avaient eu lieu – le corps du défunt à sa place – je ressentais une sorte de dénouement. Quand j’avais surmonté une intense trouille, une vague de chaleur circulait dans mes boyaux. Dans cet habit de croquemort, c’est sûr, je sentais mon corps, tour à tour dur et friable, chaud et froid.