Gaetan Juif | Les vibrations déshéritées

Nous sommes une masse de chairs vivantes, d’édifices non consentis, de vibrations déshéritées, d’aspirations non recensées. Nous sommes des formes anonymes, des reflets solitaires et bien qu’ankylosés par nos corps dits asymétriques, nous comptons bien, malgré toutes les embûches, arriver à nos fins.
Nous puisons donc, au cœur de desseins avortés, afin que même sous la menace qui murmure, nous puissions, à notre image, construire ou déconstruire les symboles discordants nécessaires à notre inclusion.
Laissés-pour-compte sous les porches noirs et portant encore les stigmates de résignations systémiques, nos cœurs grondent et accusent pourtant chaque jour d’une voix plus forte, chaque jour d’une voix plus affranchie, las d’attendre une oreille attentive, d’escompter un soutien manifeste.
La terre brûle. Nos corps se tordent, écartelés par des préceptes qui se détruisent eux-même. Ne restons pas au pied du mur, inertes à tout regarder s’effondrer. Grimpons à toute allure au sommet de son parapet, dansons sur ses bordures. Enjambons son corps et dépassons son ombre, pour qu’une fois à notre tour, nous puissions guetter la levée d’un nouvel horizon, où nos plaies seront pansées, enfin.


*


Mon être, tu ne le vis pas


Je m’entre-tue dans une lutte qui n’existe pas et n’existera pas.
Je me bats dans le vide, frappe dans le silence, me saccage dans le néant, d’où mes cris essoufflés me reviennent, inchangés, inaltérés par les cavités du monde, qui demeurent et demeureront ici un mystère.
Ne discernant de son âme, seule, sa fébrile surface, comme de ses méandres, la mer ne laisse paraître que ses frêles écailles, elle bat sans relâche, son épiderme fragile au dehors, bravant le cosmos, solitaire, cloîtré dans son insignifiance.
On y emprisonne ses rêves qui se figent parmi les reflets des nuages. Impassibles, ils se dilatent malgré eux dans des courants inconnus, se laissant porter par une houle glaciale, par des souffles insolents. Hélas, même au cœur de la tempête des plus voraces, quand le ciel vibre à nos tempes et nous menace, je ne perçois dans leur dissolution, ni leur but, ni leur fin.

Toi qui flottes à travers ces vagues, gorgées de lumière ou de noir, traversant mon corps comme un fluide nuptial, seras-tu là pour qu’enfin mes nuits troubles se mettent à reluire, pour que de ta vie tu puisses enfin m’ éblouir ?
Il n’y a et n’aura jamais de miroir à mon âme, et je demeurerai bien seul face aux cauchemars. Tel est le salut que tu m’as offert dans ta lucidité froide et honnête. Alors que demeure-t-il lorsque que l’on se sait condamné ? Que reste-t-il de la lumière sinon ses balbutiements ? Que restera il de ton idole si ce n’est son effondrement ?

Mon être, tu ne le vis pas,
Et rien à travers lui ne te traverse.
Mon être tu ne le suis pas,
Ni dans ses averses, ni dans ces choses qui me transpercent.
Rien ne te cogne, rien ne te brise,
Quand je perds pied ou quand je m’enlise.
Rien ne te submerge, rien ne t’inonde,
Quand la nuit me bouscule telle une bête immonde.
Mon être, tu ne le portes pas,
Quand je trébuche ou bien quand je tombe.
Rien ne vibre en toi quand je tremble, quand je succombe.
Et quand je saigne à me vider, je ne vois se dessiner en toi pas la moindre plaie si ce n’est celle de mon reflet.

Alors que faire dans cette latence insupportable ?
Quand plus rien ne sert de crier, plus rien n’est défendable.
Quand les contours du monde semblent s’épaissir à en être écrasé
Quand tout est mis à nu à en être dépecé ? 
Dans ton étreinte, je ne cherche plus ta chaleur mais mon éternité. 
Tout semble déjà mort, de ton attrait au plus frénétique de tes baisers. 
Mais lorsque, perdu dans le noir infini, ma raison semble me quitter, flottant dans les abysses, frôlant les frontières d’un monde inexploré, l’espoir persiste de sentir encore vibrer en moi le souvenir de ta voix, demeurant inchangée, jusqu’au bout du néant, avant que je me sente moi même m’oublier, quand devenant poussière à jamais, ce sera par ton souffle que je me sentirai alors m’évaporer.

*


Les Corps marchent sur des couteaux


Ici tout s’avale, tout se déballe
on dépèce des visages qu’on recrache à l’oubli
Ici tout s’inhale, tout se ravale
on rapièce les corsages arrachés dans la suie

Ici tout s’agite, tout s’excite
on décharge les orages que traînent nos faibles carcasses
Ici tout s’effrite, tout s’irrite
on ravage les hommages qui surviennent puis s’effacent

Ici tout s’enfonce, tout se prononce
on démasque des mirages qu’on décape de l’horizon
Ici tout se fronce, tout se dénonce
on déchire des nuages nos désirs d’abandon

Les corps marchent sur des couteaux
avancent à tâtons dans la nuit noire
Épiés sous les arches, les badauds
amorcent la montée d’une tempête dérisoire

Mais toi qui trembles devant moi et qui pleures
seras-tu avec moi sous la terre, sous ces fleurs
Mais toi qui trembles devant moi, qui te meurs
serreras-tu contre moi, toute ta chair, tout ton cœur

La bouche patauge. Les lèvres hésitent, tournent puis bavent.
Se cherchent, s’agrippent, au mieux se mordillent.
Non ce n’est ni une étreinte, ni un bouleversement.
Juste une soirée hagarde emplie de doute.

Ne demande pas que l’on se tourne, ni qu’on s’arrête
Ne demande pas qu’on se retourne, ni qu’on t’accepte
Ne demande pas qu’on te constate ni qu’on t’accoste
qu’on te convoite, ni qu’on t’adopte.
que l’on te flatte, que l’on te cite
que l’on t’appâte, qu’on te crédite

Ne demande pas que l’on t’atteste qu’on t’affectionne
Ne demande pas qu’on s’intéresse, qu’on te questionne.
Ne demande pas que l’on t’agrippe, qu’on te retienne.
Qu’on t’émancipe ni qu’on t’abstienne
Qu’on te conforte ni qu’on te compte
que l’on t’emporte ni qu’on te dompte

Ne demande pas que l’on t’assure, que l’on t’atteste
Ne demande pas qu’on te rassure, qu’on te déleste
Ne demande pas qu’on te capture, ni qu’on t’infeste
Qu’on te murmure qu’on te moleste
que l’on t’abjure, qu’on te conteste
que l’on t’endure, qu’on te déteste

Ne demande pas que l’on t’adore ni qu’on t’encense
Ne demande pas que l’on t’honore, qu’on te dispense
Ne demande pas qu’on te décore, qu’on te romance
qu’on te dévore ni qu’on t’envie
que l’on t’ignore, ni qu’on t’oublie
qu’on te déplore, ni qu’on te fuie

Ne demande ni un attrait, ni un détour
ni un baiser au petit jour
Ne demande ni une tempête, ni une marrée
ni une comète pas même une envolée
Ne demande ni phare ni miroir
ni une étoile à notre histoire
Ne demande ni rempart ni crachoir
pour ton venin, ton goût du désespoir

Demande-toi quand cesseront les levées au grand jour de tes cadavres immortels
Demande-toi quand tomberont dans l’obscurité les vautours qui te navrent et t’ensorcellent
Demande-toi la nuit, demande-toi l’oubli, demande les névroses et les larmes que tu vois dans la pluie
Demande-toi l’effroi, demande-toi les parias, mais ne demande pas à l’aurore de se souvenir de toi.

19 mai 2021
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