Georges Didi-Huberman | Chant qui dans l’air fait sa demeure
Chant qui dans l’air fait sa demeure
C’est une éphéméride jaune comme sable et lumière, noire comme pupille et pelage, rouge comme sang et cravate. En date du 16 septembre 2012, dans les arènes de Nîmes, José Tomás affronta seul six taureaux pour un moment que tous les historiens de cet art considèrent comme une acmé de cette danse d’un autre âge, un moment de pure sagesse stoïcienne et d’intensité mêlées. Ce fut là son coup de dés, son œuvre mallarméenne. Œuvre de temps fugitif, désormais enfui, désormais légendaire quel que soit le témoignage des images vidéographiques qui nous en sont restées. En sorte que chacun en appelait, significativement, aux limites du langage pour balbutier quelque chose de cette « danse de la mort en face ».
Défi au langage et, cependant (ou pour cela même), tout était d’une simplicité, d’une modestie, d’une dignité entières. Le regard concentré, presque toujours vers le bas : soit vers le sable, soit vers l’échine sombre du taureau qui s’enroule presque à soi. L’évidence somptueuse, spiralée, lente, des leurres en mouvement, capote ou muleta. Ce qu’Aby Warburg, admirant les draperies antiques ou renaissantes, nommait « l’accessoire en mouvement », devenait ici quelque chose de bien plus crucial car, dans la beauté même de sa volte, cela décidait en une seconde de ce qui allait advenir physiquement dans l’interstice créé entre la vie (l’esquive) et la mort (la corne). Il y avait encore l’art de ce puissant mais feint ralentissement de toute chose que l’on nomme le temple. Il y avait la démarche à tout petits pas, minutieuse, asymptotique (bien loin d’une envolée de ballerine) pour trouver l’angle exact par rapport à la charge du fauve, de façon à créer cette chorégraphie de la mort que vient caresser le vivant. Les jambes toutes droites et, soudain, formant compas. Angles partout. Et surtout : angles invisibles. Tout était doux, tout était suave, tout pouvait exploser à chaque instant. Les seuls moments où l’homme se précipita vers les cornes — d’un invraisemblable instant de décision, devouloir—, ce fut pour l’épreuve des mises à mort. Or il y eut aussi, le 16 septembre 2012, cet autre moment rare : lorsque José Tomás jeta son épée à terre parce que le taureau Ingrato, de l’élevage Parladé dans l’Alentejo portugais, avait été gracié. Mais il ne s’en jeta pas moins, à mains nues, vers les cornes pour toucher le fauve une dernière fois.
Il en est du langage comme de l’imagination : tout défi lui est désir. Tout défi lui est appel puissant à relever le défi. Voilà pourquoi lesaficionadosaffirmèrent qu’il n’y avait pas de mots pour ça, après quoi ils ne surent plus s’arrêter de parler. Voilà pourquoi Simon Casas, l’organisateur de cette corrida d’anthologie, ne put faire autre chose qu’écrire un livre entier, intitulé La Corrida parfaite. Le chroniqueur lui-même — je parle, ici,de Jacques Durand, le plus modeste, le plus précis, le plus écrivain de ceux que j’aie pu connaître en langue française — réduisit sa propre description à quelque chose qui désignait muettement l’écriture elle-même, avec son propre contraste de petites choses noires nommées lettres sur ce fond blanc nommé page. Contraste dont la sensation, comme en poésie, se révélait tout à la foissonore et silencieuse : « José Tomás torée dans un silence blanc. Il oppose au raffut noir de l’arène un silence blanc. Celui du souffle coupé, celui de la rectitude, de la pureté et de l’immaculé. Quelque chose entre lechutet leoléaccompagne ses gestes réduits à des épures. […] Le “devoir d’impassibilité” dont parle Stendhal, il se l’est collé sur son visage de sucre. Il torée comme en état de mort apparente. Sa tauromachie sidère comme la neige sidère le paysage et le met aussi en état de mort apparente. […] Comme le blanc ne dit rien mais signifie, émet, questionne, José Tomás ne dit rien de lui, s’impose, bouffe tout l’espace, le couvre d’indices, de rumeurs, d’acclamations. Puis il disparaît en laissant un sillage lumineux et un obscur remous derrière lui. »
Il s’agit donc aussi de poésie. À son sommet, la faena s’éprouve comme un sonnet qui dialogue savamment avec les mugissements inarticulés de la bête, les accueillant dans sa forme tournante ou chantournée. José Tomás lui-même, alors qu’il rapproche doucement son pied droit de quelques millimètres vers son pied gauche tout en attendant la corne qui arrive à toute vitesse, s’apparente à cela : en soi tout un poème (ou : rien qu’un poème). Chant tacite. Or dans le recueil de poèmes qui porte ce titre, Emmanuel Laugier écrit ceci :
« 17 septembre
le ralenti
à son poignet est entré dans la folie du jour
puis il a
sorti le jour du jour
jusqu’à presque annuler le dehors
[…]
26 septembre
l’infracassable noyau de cela
la matinée
à quoi je reviens
élargissant
au devant de la peur
la puissance d’exister
de cela
dans le cercle du pas conduit
de l’écart où il se donne »
« 17 septembre » : soit le lendemain de cette matinée d’automne 2012 où il nous faut donc imaginer Laugier le poète, assis sur les gradins des arènes de Nîmes, scruter en silence la rotation du poignet de José Tomás devant la charge du taureau, et se demander si, à cela, il y aurait un « dehors » possible. Comme si la danse du toreo rimait avec le dans, le dedans, la « douceur » (dont parle le poème de Laugier), bref l’intimité extraordinaire qu’une faena noue secrètement tout en se présentant sous le bleu du ciel, dans la « folie du jour ». Jamais le dehors ne semblera aussi vaste, jamais le dedans ne semblera aussi replié sur lui-même, quel que soit le nombre — considérable — des spectateurs dans l’arène, cette « masse en anneau » dont parlait Elias Canetti dans Masse et Puissance. Comme un poème (ou comme poème), la faena se présente, en tout cas, sous l’aspect d’une forme mouvante mais reclose, repliée mais qui s’ouvre à mille et une conséquences ou résonances possibles.
C’est une forme qui, « au devant de la peur », se montre capable d’élargir, comme l’écrit Emmanuel Laugier, « la puissance d’exister » elle-même. C’est donc bien, pour le dire en termes nietzschéens, une puissance d’être affecté. Avec la question que se pose à lui-même le poète, la taraudante question du défi lancé au langage :
« l’impossible retour de cela sur le langage
les mots qui
dans le carnet cherchent
malgré la concomitance d’un fait
et d’un mot au millième vérifié
et rêvé
le petit segment entre l’un
et l’autre
que je m’évertue à chercher
entre deux mots qui l’absorbent
qui l’absentent »
Entre l’acte d’absorber et celui d’absenter, cet « impossible retour » justifie donc pleinement la notion dechant tacite.Emmanuel Laugier se tient, là, dans une généalogie poétique précise que reconnaîtra tout amoureux de la littérature espagnole. C’est celle de la música callada — la « musique tue » ou « tacite » (la « solitude sonore », comme Florence Delay aura voulu traduire) du toreo selon José Bergamín. Musique tue elle-même liée à la poétique de la « commotion de l’air », cet « aire conmovido » de García Lorca où s’édifiait tacitement toute une philosophie de la puissance d’affecter et d’être affecté. Bergamín a écrit que penser ne va pas sans émotion ou commotion, et que celle-ci, lorsqu’elle trouve sa forme, est capable de se diffuser dans l’air, dans l’espace et le temps tout entiers, selon l’échange miraculeux que ladansesait produire entre ledanset lehors-de : « Parce que penser de la sorte est sentir (este pensar es un sentir). […] “Les sentiments (sentimientos) sont des pensées sous commotion (pensamientos en conmoción)”, disait aussi Unamuno. […] L’émotion (la emoción) de celui qui torée comme de celui qui le regarde naît de cette pensée commotionnée (pensamiento conmovido). »
Voilà pourquoi, dès la naissance de la tauromachie en tant qu’art, Pepe Hillo — dont Goya, dans plusieurs gravures, a voulu représenter la mort dramatique en 1801 sous les cornes du taureau Barbudo — « demandait aux spectateurs de rester silencieux (que guarden silencio) pour ne pas gêner l’exécution des différentes phases (suertes) » du combat. C’est alors que le destin (suerte) pouvait accéder à cette forme de « musique qui “dans l’air fait sa demeure” (música… que “en el aire se aposenta”) », selon une autre source poétique, celle-là tirée de Lope de Vega. « Comme si elle s’était posée et avait fait sa demeure dans l’âme, dans l’air, le temps, à jamais. Nous la voyons, nous l’entendons encore. Parce que nous la sentons encore en l’évoquant, que sa pensée nous émeut, qu’y penser continue de nous émouvoir (nos sigue conmoviendo el pensarlo). »
Textes cités
Simon Casas, La Corrida parfaite, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2013. — Jacques Durand, « Dimanche matin, José Tomás noir sur blanc », La Page taurine, n° 12, 20 septembre 2012, p. 1. — Emmanuel Laugier, Chant tacite, Caen, Nous, 2020, p. 21 et 24-25. — Elias Canetti, Masse et puissance [1960], trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1966, p. 26-27. — Emmanuel Laugier, Chant tacite, op. cit., p. 24. — José Bergamín, La Solitude sonore du toreo [1981], trad. F. Delay, Paris, Le Seuil, 1989, p. 10 et 21 ; p. 16-17.