Jérémy Liron | H - comme Heure
« Le vrai Dieu est donc l’esprit de l’homme. »
Jean-Pierre Brisset
« L’histoire, avec sa grande hache. »
Georges Perec
Heure - sait-on toujours d’où vous vient que certains mots comme certaines images un moment s’égarent en vous et tournent ou se retournent, s’attardent ? heure - qui a ses raisons et insiste ainsi alors que tête fatiguée une garde tombe - ne dit-on pas un garde-fou ? – comme un trop plein se déverse, rompt la digue, le jeu des mots et des associations, course folle, poèmes en liberté, paroles dégelées – « Les quelles ensemblement fondues ouïsmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon : goth, mathagoth, et ne sait quels aultres mots barbares » (...) « vocables du heurt et hennissement des chevaux à l’heure qu’on chocque, puis en ouïmes d’aultres grosses et rendaient son en dégelant, les unes comme de tambours, et fifres, les aultres comme de clairons et trompettes. [1] » - moi j’étais là au bord de toucher le lit et d’oublier lentement tout jusqu’à moi-même, à nourrir le trou aveugle de la nuit, l’heure était tardive, mais le mot s’était insinué par un autre chemin, et comme Brisset à sa grammaire – La science de Dieu - je mâchais et remâchais le mot pour mieux le faire parler – sur tous les tons glissant pour revenir par tous les bords dans les voussures de mon crâne, heure – , et si je ne m’étais pas fait une habitude de me lever de bonne heure je scrutais peu convaincu la sentence qui dit que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt, me disant que peut-être il me fallait entendre que s’insinuait là la source du bonheur, que le bonheur appartenait à ceux qui se levaient de bonne heure, encore fallait ils qu’ils soient agréables à l’heure dite, bons ou bonnes dit-on, « vous êtes bien bonne ma chère », belle âme distribuant le bonheur ou y étant elle-même disposée et cela de longue date ou de bonne heure – dès l’enfance, à l’âge tendre. Heureux, être heureux découlait-il de ça, quand moi le lever tôt me rend plutôt abruti et gauche et qu’il me faut longtemps pour me rassembler, un temps long pour être moins diffus et oui, peut-être alors comme imbécile heureux, mais le mot tourne et se retourne encore et le petit orteil que l’on heurte, mal réveillé, dans le chambranle de porte parce que l’espace tremble encore sur lui-même mais à cet instant précis le corps vague se ressaisit dans la douleur qu’on dit : « le réel c’est quand on se cogne », le réveil dans sa brutalité, si toutes les heures blessent, le mot à cet instant malheur, dans le mot heure, heurt, comme un sourire béat qui soudain se retourne, bouche à l’envers, au bord de pleurer, des enfants, gros malheurs, le cœur gros comme on dit de la femme ou de l’animal enceint, gravide, vache qui est grosse, grossesse de la femme, ce poids lourd qui charge le corps mais qu’on est au bord de libérer, vide ton sac ça ira mieux après, perce l’abcès, accouche, on dit de qui retient ses mots, fait durer le mystère sur une révélation qui pointe, accouche on ne va pas y passer des heures, malheur à qui fait ceci ou cela, malheur ! comme on jette un sort, de ton lit, sort, malheur peut-être à ceux qui dorment tard, à la cigale qui tout l’été chantait et se trouve démunie, le heurt fait mal, oui, rappelle à la réalité, jette hors du songe, mais est-ce dire aussi que c’est le combat, la violence et la guerre qui fait l’homme, que la confrontation brutale et les coups et les chocs font le mâle ? Se faire mal, se faire mâle ? Et ces guerres pour le malheur de l’humanité. Et qu’elle y fait son lit. La lie, ce résidu qui se fixe sur le fond, ou lourd, tombe au fond, ce qui est bas et crasseux, la lie de l’humanité, cette vie qu’on devra boire jusqu’à ce dépôt écœurant parce qu’avec le nectar vient la lie. N’en finit pas de taper à la porte cet heur à cette heure tardive, indue. Ce bonheur qu’on dit bon augure qui n’a peut-être rien à voir avec la division du temps qu’indique l’heure, quoi qu’il soit de bon augure d’arriver à la bonne heure. Mais quand on lance, ponctuant la conversation « à la bonne heure ! », je ne sais pas bien s’il faut entendre « qu’il en soit ainsi » ou « vous m’en direz tant », ou même une marque d’indifférence narquoise, un « c’est ça, c’est ça » évasif et trainant. Avec ça je jette par-dessus l’épaule ce mot qui tourne et m’épuise, brise le cercle et son vice (qui sinon serait sans fin) et ouvre le livre qui se tient sur ma table de chevet comme on ouvre une porte pour quitter une pièce. Il est tard. Je me refuse à penser que l’heure est grave. Évacue le souvenir des livres d’heures, ces images où l’on suit les dernières heures du Christ, garde d’heure quelque chose du hamac, du sourire qu’accroche aux branches du soir le chat de Cheshire, la literie épaisse dans laquelle on s’affaisse. Sans heurt. Si cette loi est, écrit l’excellent Brisset, « une loi de parole et non de la langue française », en sombrant je l’écoute suivre ses ruminations : « il est ainsi démontré avec une évidence parfaite, irrésistiblement convaincante, que le son ci ou si fut formé avec l’esprit qui se trouve c’ist ou c’est. (…) Chacun dit : prends à la bouche et a désigné la boucher où tous les mots ont été mis, généralement sous forme d’un manger. Quelle clarté admirable se trouve aussitôt devant les yeux après avoir retrouvé que ci fut d’abord c’ist ou c’est.
Là vois, c’ist eau, c’ist elle, disait : vois-la, c’est dans l’eau, c’est elle. Là vois, c’ist haut, c’ist elle, la montre hors de l’eau, sur le bord des rives escarpées où, pour ceux qui sont dans l’eau, elle parait dans le ciel. La voici au ciel, la voici aussi elle, qui revient à notre demeure.
L’est vois, c’ist aux cieux = vois ce que c’est, c’est aux cieux. Les voici eau, c’ist eux ; les voici haut c’ist eux. Que l’on fût dans l’eau ou dominant l’eau sur les hauteurs avancées, on était réciproquement dans le ciel, aux cieux. Le ciel se voit aussi bien dans les eux, où il se reflète, que dans les airs. » Qu’ainsi l’air se reflète dans l’eau comme on se perd dans son reflet, se noie dans son songe, j’éteins et me tourne de côté, m’enroule dans la tempête ou l’enroule sur elle-même pour la taire. Tempête à terre ! Mes paupières excitées battent pour peu la mesure du temps, puis se calment. Toute lueur est partie, dégageant un vaste ciel de nuit sans mots. Ainsi s’écoule le temps. Ainsi s’épanche le flot des mots.
Il ne m’aura été donné que de saisir en passant un mouvement. La chorégraphie libre d’un mot papillonnant. Cette grande danse des astres qui troue le plafond et nous emporte avec elle le temps d’une ivresse.
[1] Rabelais, les paroles gelées