Je ne l’ai jamais vu (le petit garçon)

J’ai participé hier à un jury de thèse à l’IAB de Grenoble. Une jeune étudiante brillante, Candice P. présentait son travail de thèse portant sur une maladie très sournoise et souvent fatale, le cavernome. Les cavernomes sont des pelotes de vaisseaux sanguins aberrants qui se forment dans le cerveau et y créent des sortes de trous hémorragiques. Dans les formes génétiques de la maladie, le nombre de cavernomes peut atteindre plusieurs centaines.

Dans les formes sporadiques, les malades auront un ou plusieurs cavernomes isolés, donc en général moins graves. Comme on l’imagine, la présence de ces trous dans le cerveau peut produire des déficits neurologiques et possiblement la mort, pour autant que le cavernome soit mal placé ou qu’il cause un véritable AVC. On peut néanmoins vivre longtemps et normalement, même avec de très nombreux cavernomes, la maladie ayant une dimension aléatoire, et le cerveau étant très plastique. Il n’existe pour ainsi dire aucun traitement de cette maladie. Cette épée de Damoclès est angoissante pour les malades, et je sais qu’ils pourraient me lire et s’inquiéter de la moindre explication que je pourrais donner. Qu’ils sachent que nous ne baissons pas les bras. Des jeunes chercheurs énergiques, travaillant au sein d’équipes professionnelles, mettant en œuvre tous les moyens de la connaissance avancent sur le sujet, et la thèse s’achevait par le dépôt d’un brevet pour un médicament ciblant une des voies de signalisation de la maladie. J’ai signé un NDA et ne peut donc détailler l’avancée de ces travaux, mais les malades doivent savoir que dès l’instant où un chercheur s’attaque à un problème, l’espoir existe, car aucun problème jamais n’a résisté aux coups de butoir de la science.

Cependant la tradition veut que les membres d’un jury aillent déjeuner avec les directeurs de thèse, avant la soutenance, et nous nous sommes ainsi retrouvés dans un restaurant sur le campus. J’ai commandé une moule marinière, ce qui n’a aucun intérêt pour cette histoire, mais c’est juste pour dire qu’on ne nage pas dans le luxe.

Tandis que nous discutions entre spécialistes, un collègue a soulevé le problème de l’expérimentation animale. Pour le cavernome, il existe une souris mutante sur les gènes CCM analogues aux gènes humains, qui développe une maladie du cerveau dont l’étiologie est assez proche. La recherche biomédicale dispose donc d’un « modèle murin » de la pathologie en ces malheureuses souris que l’on découpe à tour de bras pour essayer de comprendre la progression de cette maladie infernale, et l’empêcher chez l’homme, voire les enfants, car la forme génétique n’épargne pas les enfants.

Pendant quelques minutes nous parlons de l’amendement Aymeric Caron N° 2458 au projet de loi de finance 2025, qui impose une taxe de 50 euros par animal, multipliée par le nombre d’expériences effectuées sur l’animal, taxe destinée à mettre progressivement fin à toute forme d’expérimentation animale car selon les députés « il existe des alternatives », ladite taxe étant destinée à financer des maisons de retraites pour animaux de laboratoire afin qu’ils puissent y jouir « d’une retraite paisible » (sic). Cet amendement a été adopté un soir de lassitude parlementaire, sans doute, et des posts absolument triomphalistes ont été mis sur les pages des députés NFP qui l’ont présenté, notamment Mme la Députée du peuple Stambach-Terrenoir qui a défendu cet amendement au pupitre de l’assemblée. Autant dire qu’avec ces député.e.s, il est mis fin à la recherche biomédicale française, et donc à toute recherche permettant peut-être un jour de soigner, par exemple, les cavernomes, mais évidemment bien d’autres maladies, cancer compris, et de fait, pratiquement toutes les maladies.

Si je participe au jury, c’est qu’il y a une composante physique à la maladie, qui est reliée aux débits sanguins dans la partie veineuse du réseau vasculaire, c’est pourquoi il y a dans le jury une clinicienne, des biologistes, et un physicien, en ma personne. Et je discute avec la jeune clinicienne de ces cas, et lui demande combien de personnes sont concernées par cette maladie. Elle me répond : dans mon service 150.

150 Ce nombre résonne dans ma tête, et je me souviens d’une demande de financement qui m’a été refusée pour une maladie rare concernant 150 enfants par an, car, m’a-t-on répondu, « ce n’est pas un problème de santé publique ».

Et soudain je le revois, ce petit garçon que je n’ai jamais vu, et qui n’est pas un problème de santé publique.

C’était au moment du Covid 19. J’avais été contacté dans les mois précédents par des parents, qui m’avaient adressé des photos d’un enfant I. présentant une malformation de la main, des doigts trop courts.

Ils m’avaient contacté car, dans les semaines précédentes, j’étais passé à la radio, invité sur France Culture à parler de possibles techniques de régénération des mains. Puis, le Covid était survenu, et j’avais redéployé mes activités vers le poumon, proposant aux financeurs institutionnels un projet de régénération des poumons pour les malades atteints de Covid long. Dans le projet, j’avais voulu inclure la réparation des enfants malformés, ce qui m’a été refusé au motif qu’il y a beaucoup plus de malades des poumons que d’enfants malformés, et que les enfants malformés « ne sont pas un problème de santé publique ». Voilà, ainsi va la recherche. Grâce à ce financement, j’ai pu continuer les recherches, rester au labo, les étudiants ont pu devenir des travailleurs essentiels, ce qui leur a permis de finir leur master et aussi de nucléer un joli petit cluster dans les locaux de l’école de médecine, mais passons.

Cependant, un peu déprimé, je racontais un soir lors d’un dîner chez des amis ce refus de financer les recherches sur les malformations des doigts. Et mon voisin de table me dit qu’il était disposé à financer les recherches pour ces enfants, sur ses fonds propres. C’est un vieil ami du collège, qui n’a pas fait d’études, mais a réussi d’abord dans le minitel puis dans l’internet. Aujourd’hui il fait du QR code de restaurant, et sans doute plein d’autres choses qui rapportent. Ce n’est pas très glamour, les QR codes de restaurant, et je comprends l’intérêt qu’il puisse avoir à financer, même à fonds perdus, des recherches sur les enfants malformés. Pour ma part, j’ai fait toutes les études possibles, et je n’ai pas un rond, je galère comme tout chercheur pour trouver des financements, et en l’espèce c’était raté.

Ainsi donc depuis plusieurs années nous essayons de développer des dispositifs pour agrandir les os, et particulièrement ceux de la main. Je ne peux pas expliquer comment on compte le faire, mais il suffit de lire mon dernier article en détail pour voir à peu près comment on pourrait s’y prendre. Je n’avais pas voulu inclure dans l’article la méthode permettant d’agrandir les organes, mais le rapporteur anonyme a posé des questions qui m’ont obligé à inclure un paragraphe qui, si on lit bien, vous donne la recette pour agrandir les organes ou les membres. Ce travail a pris plusieurs années, financées par un « riche » qui a réussi dans l’internet. Il a concerné de près ou de loin peut-être trente personnes en comptant les stagiaires. Et bien entendu un ou deux mille embryons de poulets sur lequel des essais ont été faits.

J’avais promis au père du petit garçon I. d’au moins essayer, tout en lui disant que ce serait très long et peut-être infructueux. Aujourd’hui, cinq ans après, une machine existe qui, en toute rigueur pourrait agrandir les doigts de cet enfant, et sans doute réparer d’autres malformations comme on en a vu beaucoup aux jeux paralympiques. Elle est là sur la paillasse.

Les étudiants, visiteurs ou post-docs qui passent devant écarquillent les yeux et me demandent tous qu’est-ce que c’est que ça. Je ne peux évidemment pas la tester sur des enfants malades ou malformés. J’ai donc rédigé un projet de 50 pages, très long et rigoureux, que je dois déposer auprès d’un comité d’éthique, qui mettra sans doute plusieurs mois à me répondre. Dans ce projet il est prévu de faire l’expérience sur 260 rats (240 rats traités, et 20 contrôles). Compte tenu des détails des procédures, et des tests de significativité, c’est, me semble-t-il, le minimum pour avoir une réponse claire : est-ce que cette machine pourrait réparer l’enfant I. ? Et si ça marche sur les 240 rats, je recommencerai aussitôt sur des moutons. Avec l’amendement Caron, il me faudrait dix mille euros de plus, et à terme, l’expérience sur les rats ou les moutons serait interdite, le développement de cette machine serait donc impossible. M. Caron contribue donc, en réalité, à dégrader la santé humaine, car les expériences seront soit impossibles, soit trop chères, soit faites directement sur des humains, avec tous les risques que cela comporte. M. Caron va tuer des malades, en fait. Pour ma part, je suis consterné que la France soit à deux doigts de voter des taxes sur la recherche, visant à financer des maisons de retraites pour animaux de laboratoire, mais qu’elle ne finance pas la recherche sur des enfants malformés, en tout cas pas la mienne. Comme si la recherche n’était pas suffisamment difficile comme ça. Comme si la France était tellement en avance en recherche biomédicale qu’elle puisse se permettre d’arrêter l’expérimentation animale, et rajouter un supplément de découragement à des chercheurs d’en bas qui n’en peuvent plus.

Je déposerai dans les jours qui viennent un APAFIS, le document soumis au comité d’éthique qui donne les autorisations pour l’expérimentation animale. Retenez ce mot APAFIS, c’est le Dracula de la recherche biomédicale.

J’ai hâte de faire l’expérience sur ces 240 animaux. Rien ne m’arrêtera, ni Aymeric Caron, ni les institutionnels qui m’ont refusé le financement, ni le comité national du CNRS qui est réservé sur mes recherches. Comme le disait je crois Jean Paulhan, il faut décourager les vocations. Et si ça ne marche pas, on aura au moins essayé. Tant que S. me donnera les moyens de travailler, et je suis sûr d’être à deux doigts d’aboutir, c’est le cas de le dire, ce projet avancera.

Je dédie ce texte à tous ceux et toutes celles qui, comme l’enfant I., attendent qu’un jour la science ait trouvé comment les réparer, les soigner, ainsi qu’à S. qui finance ces travaux avec des QR codes de restaurant.

La prochaine fois que vous irez au restaurant et que vous scannerez un menu, dites-vous que peut-être 0,01 centime de votre addition a servi à ça.

Et je souhaite à M. Aymeric Caron à sa compagne et ses enfants, d’être éternellement en bonne santé.

Références

1-Faire un don pour la recherche scientifique
[faire un don]
2-V. Fleury Sci. Rep. 14, 7259 (2024) [à lire ici]
3-Amendement 2458 Aymeric Caron à lire ici

14 novembre 2024
T T+