Jean D’Amérique | Belle merveille, roman-punchline
24 août 2017, naît une merveille dans le catalogue des éditions Zulma. 160 pages réunies sous la dominance d’un teint rouge, à l’évidence convoqué pour le signe de la victoire. Plonger dans ce brasier cousu par la main du poète James Noël ramène à s’arroser le cœur de sang neuf.
Labellisé pourtant roman, Belle merveille est un chant solaire déroulé avec une rare élégance sur la poésie, une brise à fleur de mot qui ne baisse lèvres ni membrane devant la langue. James Noël, la plume au summum du rêve littéraire, prétend conter des failles mais en réalité ne fait que tailler une brèche pour élire un séisme dans l’esprit du lecteur. N’en déplaise à la photographie, le pyromane transcende l’encre en objectif incendiaire pour mieux nous raviver la vue, se décline à la fois en viseur, lentille et rend de sa propre veine la magie des clichés. Fleuve d’images balayant les points fixes du langage, symphonie d’un poète écartelé par la force des proses, ce récit s’affirme comme un poing solitaire mille fois visible au milieu de la foule.
Histoires en résonance
Il y a Bernard face à lui-même, face à sa terre déchirée, son pays hanté par des canards sauvages, des séraphins, des loups-garous et toutes sortes d’oiseaux féroces, éternels décombres à déblayer. Il y a le voyage à Rome la ville-fontaine, incapable d’éponger les frontières pour effacer les entailles léguées par Port-au-Prince, ville secouée dans ses entrailles, cette ville aux paupières rouges à laquelle les ONG font les yeux doux en temps de pleurs, sous couvert d’une vision humanitaire qui ne voit jamais le jour. Il y a Amore voguant dans les lignes infinies de la beauté, rêve cousu d’étoiles que porte Bernard par-delà ses tourments. Cette bénévole d’une organisation non-gouvernementale a arraché le poète solitaire sous les griffes d’une mort coulée dans le béton. Le fugitif – évadé dans ses villes intérieures –, à son tour, ne se fait pas prier pour voler au secours de l’humanité dans les entrecuisses de la tigresse de Frangipane, pourvoyeuse de belles merveilles sexuelles.
À vrai dire, comme pour contrarier à volonté le mensonge de l’impossible, l’auteur dessine une étrange mappemonde à partir du personnage principal. Bernard, sphère éclatée en maintes répliques tranchantes. On compte Sacha dont le père a expiré sous le coup d’une sculpture en fer découpé, ne laissant d’héritage qu’une fille maquillée de sang qui s’en va se conter déréglée à la rue. Paloma, âme disloquée qui, depuis la chute de son compagnon et ses deux fils sous la montée violente de la Chose, entrevoit la mort par toutes les brèches. Bernard lui-même pêché aux frontières de la mort par le regard salvateur d’Amore qui, elle, est devenue une désaxée depuis que le séisme [l’]a fait tomber du haut de [ses] talons aiguilles. L’aveugle qui avoue n’avoir rien vu venir, encore blessé de la mort de son chien, il essaie d’ouvrir les yeux des autres en aboyant avec rage contre le mépris du monde à l’endroit des animaux lors de la catastrophe. Romain qui, par-delà l’étrange sensation éprouvée, ne cède pas les chaussures neuves qu’il s’achetait au moment de l’événement. L’évangéliste qui voit dans ce séisme un effondrement normal, un cycle de tremblement destiné à toute la planète et qui s’amorce dans le sol du véritable peuple élu sur l’échelle de Richter. L’athée qui, vautré dans son tsunami d’alcool, coule bas l’idée du séisme. Alfredo qui discrédite l’aveugle qu’il juge insouciant de brandir des larmes pour un chien alors que la ville a vu tout un peuple la fausser compagnie. Le psychiatre qui essaie vainement d’étrangler la discorde dans cette assemblée de patients qui prennent ses pieds à son cou pour mieux perdre la tête. Bernard, plaque tectonique de tous ces décombres, plaque tournante de toutes ces brisures. Caisse de résonance d’une chaîne d’histoires en collision, la tête du sismo-survivant vibre, remue ses ombres, signe l’écartèlement intérieur et devient l’épicentre d’une chorale de failles qui n’entendent pas convier leurs échos au silence.
La lumière du verbe
Témoin du sang jailli des pierres poétiques, Belle merveille cogne fort dans l’horizon du verbe. Le délectable projet auquel James Noël invite la langue dans ce roman peut être assigné par extension à la punchline. Sorte de phrase-choc qui se nourrit de tous procédés poétiques, de toutes figures de style, pour soigner le visage du langage, la punchline est une image marquante, une phrase coup-de-poing, un vers percutant qui interpelle immédiatement le lecteur. Le texte en question ici en regorge et elle est livrée notamment par le prisme du double sens. Parlant d’un vendeur de borlette (jeu de hasard) par exemple, l’auteur écrit : Mort au hasard pour avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment. On retrouve la formule ici : Je suis un non-voyant, vous comprenez, je suis obligé d’avoir une vision beaucoup plus large. Elle revient dans cette tournure : Il est amer le monde(...). D’où mon usage abusif de sucre dans le café. Dans la formulation de ces phrases : À côté d’Amore, je confirme l’idée de la science que l’homme est effectivement un animal. Elle se met à quatre pattes pour m’inviter à être chien avec elle. Ou encore dans l’agencement de celle-ci, tout aussi frappante : On ne peut pas vivre dans un pays complètement déplumé et connaître à la fois tous les noms des oiseaux. Et tant d’autres punchlines que j’omets pour ne pas reprendre ici le texte intégral.
Avec cette écriture ficelée au même titre qu’une poignée de main qui éveille, cette encre taillée au même degré qu’un cri qui réveille les pages somnolentes, ce texte peut s’entendre au final comme une collection de phrases-choc, un roman-punchline, dans le sens qu’il produit sans conteste l’effet d’un violent coup de poing dans la gueule, une secousse imparable.
On met les pieds dans ce roman et illico il esquisse sa longue marche en nous. On se retrouve à déambuler dans un univers de lettres où le cliquetis du clavier nous poursuit jusqu’au bout, on sent James écrire encore avec nous. Véritable randonnée musicale cousue au fil des pages, chaque phrase débarque avec son cortège de soleils. Comme une note singulière. Chaque séquence, à l’image du nom vaillant de la dernière, se révèle un nouveau souffle. Nouveau souffle pour le langage, pour la lumière humaine, pour l’amour, pour la poésie, pour le rêve du jamais-vu, pour la santé du verbe, pour le roman d’aujourd’hui.
S’il importe de compter des étoiles dans les lettres, ce livre est un azur touffu de lumière. Il porte à merveille le rêve de chamboulement des pages, en remplissant l’écrin des mots de tournures les unes plus étonnantes que les autres. Belle merveille maintenant servi, les affamés de lignes neuves peuvent cesser de battre la casserole. Vous parler de ce roman ? Il demeure qu’on se nourrisse d’éclair en parcourant ce livre qui remue tel un orage et qu’on puisse seulement constater qu’il n’y a pas de mots pour restituer telle merveille.
Jean D’Amérique