Jérémy Liron | I - comme île

« Et j’envie, sans amertume, j’envie, si j’ose dire, avec chaleur, le jeune homme inconnu qui, aujourd’hui, aborde ces Îles pour la première fois...  »
Albert Camus.

« Mais lorsque vous vous isolez sur une petite île dans l’immensité de l’espace, alors l’instant présent se met à se gonfler et à se dilater en grands cercles, la terre ferme disparaît ».
David Herbert Lawrence

J’ai longtemps rêvé d’écrire un livre sur les îles. Un livre île, voire un livre en archipel disséminé dans de petites formes détachées. Je n’en savais pas le contenu, mais j’envisageais qu’il aurait quelque chose du fragment, de fragments, une certaine unité et comme une façon de dérive. J’ai toujours aimé les livres courts, ceux qui tiennent dans la main ou dans la poche, carte-postale ou mot doux, pense-bête. Les petites choses dérisoires et sentimentales, les bibelots. « Rien n’est vraiment dit dans ce livre », dira Camus du petit essai de Jean Grenier, Les îles. Et pourtant ce rien nous concerne, nous touche, nous accompagne. J’aime ceux qui se tiennent au raz des choses, loin des fresques amples. Ceux dont on compte sur ses doigts les pages. Semblables à des pensées, des rêveries fugaces qui vous échappe quand vous revenez à vous pour reprendre le cours des choses. A ces gestes de la main qu’on laisse aller en manière de ponctuation avec des silences et des phrases inachevées.
« Une île, si elle est assez grande, ne vaut guère mieux qu’un continent. Elle doit être vraiment très petite pour qu’on s’y sente tout à fait sur une île. » (Lawrence)
Le livre-île aurait eu quelque chose du talisman, de ces petites possessions dont on balise la géométrie de nos vies. On l’aurait feuilleté comme on rêve en tournant les pages d’un journal de vacances, un album photo. Comme on suit du regard le passage d’un oiseau dans le ciel, les errances d’une mouche sur une table basse ou le carreau d’une fenêtre.
Bien sûr j’y aurais logé celles que j’ai parcouru. Les îles de l’enfance et ces bribes de souvenirs qui émergent avec leurs contours déchirés, bercés par le ressac. Depuis le village, en Corse, Elbe et Capraia qui se silhouettent à l’aquarelle dans les brumes. Jamais abordées. Celles dont on parcourt les rivages et perce la végétation pour regarder un fort abandonné ou la ruine d’un blockhaus.
Mais ça n’aurait pas constitué un livre comme l’on dit de voyage ou d’aventure. J’aimais aussi le mot de constellation pour la dissémination organisée qu’il évoque ou produit. Le mot de lucioles. L’idée de livres comme de discrètes lueurs tapies dans l’obscurité.
L’inventaire des expériences lui-même, l’euristique de la remémoration, ce que l’écriture faisait émerger de l’oubli grossissait d’autant l’album de mes rivages. Découpées par le faisceau de la lampe. Les îles des souvenirs. Des îles, j’en avais autant que de lieux que la vie reliait plus ou moins lâchement, répartis sur le grand tissu de mes cartographies intimes. Il y avait des villes. Et dans ces villes des quartiers, ou même seulement des rues, une rue peut-être. Un pas de porte il y a vingt ans à Bordeaux où je m’étais assis après avoir dérivé seul au hasard d’un soir d’été. Bien sûr Amsterdam est une île. Venise, une île d’eau. Paris, dont le cœur dit-on se tient à l’endroit de celui de Notre-Dame, sur l’île de la Cité, en île de France. Toutes les villes où j’ai vécu et qui constituent des agrégats dispersés sur la carte, des isolats. Celles dont je n’ai fait que de nuit longer le rivage, en apercevant au large les lumières. Celles que j’ai connues pour une nuit par la chambre d’un petit hôtel dit Hôtel de la Gare, de l’Europe ou de Paris. Une semaine d’arrière-saison : Hôtel Bellevue, hôtel de la mer. Celles dont je ne connais que le nom et que mes lacunes en géographie m’empêchent de punaiser nulle part. Celles dont la réalité physique coïncide très peu avec la légende et l’aura qui en nimbent le nom : Montevideo, Samarkand, Bagdad… Les îles des noms propres qu’on fait sonner comme un gong.
Il y avait des maisons et des chambres. Des moments. L’île de mon bureau avec piles de carnets, de livres, de papiers divers, pot à crayons, clefs, courrier, le secrétaire plein de tiroirs que fait l’ordinateur.
Les livres aussi sont des îles. L’île mystérieuse de Jules Verne l’est ainsi doublement. Et quand vous la fendez pour y lire, écartant ses parois comme les oracles fouillent le foie des oiseaux, c’est sa géomorphologie qui se déploie dans ses pages. Vous arpentez l’île allongé sur le ventre sur le lit ou tassé dans un fauteuil. Ce paradoxe : tout serré entre les plats des couvertures l’île se tient déployée, lointaine, qu’on parcourt avec l’auteur. Vous-même à cet instant d’extrême concentration et de dissolution aussi tracez d’un geste circulaire le périmètre de votre île.
Et les tableaux peut-être. La tête Fang à l’air triste près de mon bureau, pareille à un écueil contre lequel bat le temps : une île. Le lit - Foucault dira le radeau qu’il est dans l’imaginaire hétérotopique. Et Perec reprendra de Leiris l’association palindromique qu’il fait avec l’île. Unité autonome lui offrant l’occasion d’un jeu de mot dans Espèce d’espace ou dans L’Homme qui dort : le lit-monade. Un lit-île qui me rappelle l’observation de Lawrence : « une île est un nid qui abrite un œuf ». De chaque objet que je considère comme tel, le détachant de l’indifférente continuité du monde, que je le nomme ou le découpe mentalement d’un coup d’œil furtif, émerge une terre fragile, une petite volonté farouche luttant contre l’engloutissement, l’évanouissement. « Il existe je ne sais quel composé de ciel, de terre et d’eau, variable en chacun, qui fait notre climat. En approchant de lui, le pas devient moins lourd, le cœur s’épanouit. Il semble que la Nature silencieuse se mette tout à coup à chanter. Nous reconnaissons les choses ». Jean Grenier ne pointe-t-il pas du doigt cette île que je reconnais passant Montélimar, passant Vaison, Aix, qui a à voir avec le calcaire nu et la garrigue, les pins, les genets ? La mer qui apparaît en descendant sur Aubagne, La Ciotat, que l’on perd et retrouve, s’étire un moment dans le regard.
Oui, j’aimerais un livre qui soit comme des retrouvailles silencieuses avec un lieu que vous redécouvrez chaque fois avec plaisir, familier et dissemblable. Un livre qui soit comme cette définition que John Berger donnait de l’amour : un échange de cachettes. Livre île lit. Ivre île.

1er janvier 2025
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