L’amour à l’œuvre | Alphonse Clarou
que celui de la politique. Il absorbe même
la totalité de l’existence,
ce que la politique ne peut pas faire.
Georges Bataille
Tout n’est que biographie.
Friederich Nietzsche [1]
L’œuvre vivante de Michel Surya ne se résume cependant pas à ces deux faits d’arme : une trentaine de livres la constituent déjà, la plupart se présentant comme des essais (la série Matériologies, cherchant à penser politiquement la littérature ; la série De la domination, cherchant à penser littérairement la politique), ou des récits (L’Impasse, Exit, Olivet, Défiguration, Le Mort-né…) dans lesquels l’écriture de vies, intimes et tragiques, existentielles et sexuelles, rencontrent parfois l’Histoire – ce cauchemar, comme le dit Stephen Dedalus, dont je ne me réveille pas.
Connu ou reconnu aujourd’hui comme le biographe de Bataille et le fondateur de Lignes, Michel Surya le sera un jour comme l’auteur de L’Éternel retour, roman, et du Monde des amants, idem [2].
L’Éternel retour avait paru en 2005 aux éditions Léo Scheer. Il est aujourd’hui repris dans un livre qui est en fait deux. Deux romans : L’Éternel retour et Le Monde des amants. L’un et l’autre (tête-bêche ou dans la position que le Kama-sutra dit être celle du corbeau) se regardent, s’écoutent, se réfléchissent. Voudraient, comme en amour, ne faire qu’un – mais, comme en amour, ne le peuvent pas. Car pour aimer il faut être deux – contrairement à l’État, qui voudrait être un, l’est ou croit l’être, les amants comme le livre veulent être deux et le rester. Au moins deux, voire trois.
On ne sait d’abord pas par quel bout prendre ce double livre. Faut-il lire d’abord l’un ou l’autre ? L’un puis l’autre ou les deux en même temps ? Le Monde des amants et L’Éternel retour pourraient chacun être la « suite » de l’autre ou sa poursuite, son prolongement, sa continuation.
Puis on se dit que Le Monde des amants que l’on découvre (le lisant après avoir lu, il y a dix-sept ans, L’Éternel retour) pourrait aussi bien être le commencement, la répétition, la retournance, bref, l’éternelle gestation-conception de L’Éternel retour. Mais cela se pourrait-il ?
Des deux côtés on entre par une photographie noire et grise de Catherine Hélie, dont les reflets d’argent et le titre, Lever du jour sur la mer, invitent au voyage destination, par exemple, un poème du xixe siècle (« Comme un visage en pleurs que la brise essuie – l’air est plein du silence des choses qui s’enfuient »). Le « Crépuscule du matin » de Baudelaire, l’Aurore de Nietzsche et le « De sa couche elle voit se lever Vénus suivie du soleil » de Beckett, les trois marches du Grand Matin qui doivent conduire les hommes et les femmes au Grand Midi se tiennent là, en une seule image. Puis le texte.
La langue, et les vies que les deux romans racontent, sont les mêmes. On reconnaît une phrase, un souffle et une voix reconnaissables entre mille. Où les inversions de subordonnées et l’usage du subjonctif imparfait sont la règle. Règle, rigueur ou « ordre du discours » qui semblent faits pour accueillir et contenir le plus grand désordre (comme on dit, Baudelaire encore ou Sade, que l’infini est d’autant plus profond qu’il est resserré).
Règle dont il ne faudrait pourtant pas s’effrayer, qui semble d’abord en effet tenir en respect ses lecteurs, les impressionner. Or, surmontées ces impressions premières, nous voilà pris dans un mouvement de fleuve.
Où l’on se surprend à nager sans effort apparemment et à accorder son souffle à celui d’un narrateur infatigable. Lequel s’appelle Boèce, qu’on retrouve donc dix-sept ans après L’Éternel retour. Il parle, n’en finit pas de parler, de penser, de parlenser… Comme si un exorbitant pouvoir lui était donné par le roman : de parler, de penser sans que la fatigue le limite ou le contraigne de s’arrêter jamais. Et de fait cela ne s’arrête pas, cinq cents pages et quelques autres d’une parole qui fait vivre et vibrer une pensée en mouvement perpétuel, semblant n’avoir ni début ni fin, l’un et l’autre de ces deux romans commençant et se finissant par les mêmes phrases, les mêmes « premiers mots » coïncidant avec les derniers.
Boèce parle – il cherche à penser, il le dit à Dagerman… Rien qui bouge, bouge à peine… Trente mille nuits de fantômes au-delà... Au-delà du noir au-delà... Rien qui bouge, dix-sept ans après :
« Je chercher à penser, dis-je à Dagerman, je cherche à penser que penser peut décider de tout… »
Il cherche à penser, il parle donc, mais il est seul – l’est-il ? À peine. Il le dit à Dagerman et Dagerman parfois l’écoute, parfois lui répond. « L’expérience de la pensée, dit Dagerman, ce n’est pas cela dont il n’y a personne à ne se croire capable, c’est cela dont il n’y a personne à réellement croire capable la pensée… » Ainsi s’installe dès les tout premiers mots quelque chose comme un dialogue, un entretien ou un examen de conscience (ou un examen de pensée, précise Surya).
Boèce donc est et n’est pas seul : solitude peuplée. Il cherche du moins à ne pas l’être, fût-ce par la pensée (la pensée qu’il soit un peu moins seul qu’il ne l’est en fait), il cherche, il dit quelque chose à Dagerman, il lui dit d’abord qu’il pense, ou qu’il cherche à penser. Il lui dira aussi cela qu’il pense : de Nietzsche, comme dans L’Éternel retour, mais non seulement dans Le Monde des amants : d’Uwe Johnson aussi, de Malcolm Lowry, d’Ingeborg Bachmann, de Franz Kafka, de Léon Tolstoï, d’André Tchaikowsky, de Ludwig Wittgenstein, de Sigmund Freud, d’Arnold Zweig, de Simone Weil, de Jean Selz, de Maurice Betz, de Rainer Maria Rilke, de Lou Andrea-Salomé… Autant de noms, de figures, de « personnages » parfois ou de fantômes, formant ensemble l’arborescent dramatis personæ de ce roman de pensée fait pour les faire revenir et les accueillir. Ecce monstri. Autant de Vies, comme le livre rappelle qu’on le disait jadis, de vies écrites, de biographies. Lesquelles menacent toujours de se transformer en autobiographies (que Boèce cherche à nommer autrement) et de constituer dans le même mouvement « la bibliothèque, les miroirs, ou, si l’on veut, les œuvres... [3] »
Il le dit à Dagerman, autre lui-même ou, comme on aurait peut-être dit à Athènes, deutéragoniste du roman (des deux) – qui lui répond, lui demande (quoiqu’il ait, lui, arrêté d’écrire, qu’il ne cherche plus à écrire, il vit seul avec l’être aimé, devant la mer, et il n’y a pas qu’écrire qui fasse penser...) Il dit ce qu’il pense, lui, de Nietzsche et de son éternel retour et des autres, ce qu’il en pense ne s’accordant pas toujours avec ce que pense son ami, qui s’y oppose parfois : comme il est préférable n’est-ce pas de ne pas toujours penser en accord avec sa propre pensée, de s’opposer parfois à ce qu’on pense et de penser contre la pensée.
Dagerman est l’ami, l’aîné, le maître, etc. Mais il est aussi le double, semble-t-il : l’autre, cette figure de l’autre en nous-mêmes, que le travail de la pensée, de la pensée par la parole de vive voix ou écrite, cherche à faire exister en nous-mêmes et avec lequel quelque chose comme une expérience, un dialogue, un petit bout de vie heureuse, pourrait être possible.
Amour ou amitié, pour aimer comme pour penser il faut être deux. Ou peut-être trois. Tel est le monde des amants : Dagerman aime Nina, il aime Boèce aussi, Nina l’aime, Boèce aime Dagerman, aime Nina, Dagerman l’aime, Nina l’aime, etc., etc. Parlant moins (subissant moins ou dominant mieux l’emballement, le torrent des mots et des phrases s’engendrant par elles-mêmes – l’exorbitant pouvoir du roman), cette dernière n’en pense pas moins, si on peut dire, pensant davantage, dans Le Monde des amants comme dans L’Éternel retour, avec des images qu’avec des textes. On voudrait cependant l’entendre encore, c’est-à-dire qu’on voudrait entendre le roman de Nina qui pourrait être comme un film de Godard ou un roman à venir de Surya : un Roman d’image. Un roman de pensée par l’image qui prolongerait, poursuivrait celui-ci, ces deux-là.
Mais cette opposition entre texte et image, entre féminin et masculin si on veut – comme toutes les autres oppositions ayant cours dans ce livre, roulées et emportées par les vagues mentales d’une mer pâle irréelle immobile (le paysage, personnage à part entière du roman) – ne tient pas longtemps. Surya, philosophe ? Il faut y insister : son livre, ses livres, son œuvre sont très peu philosophiques. Savoir, l’intelligence de l’éternel retour (du concept ?) de Nietzsche, par exemple, ou celle du « monde des amants » de Bataille (qui met en tension l’amour et la politique, l’un fait pour relever ou ruiner l’autre), ne s’y donnent pas par l’exposition ou l’articulation de concepts et de présupposés : mais par des images et des figures, des idées qui ne cessent pas de se déplacer et de se contester, par des personnages à la rigueur et des scènes qui les éprouvent, par un mouvement enfin et surtout, porté et animé par une écriture, une langue singulière, etc. Un feu ou un fleuve qui parle notre langue, et appelle la voix.
Le Monde des amants ou L’Éternel retour est le roman du roman, mais lequel est l’un, lequel est l’autre… Comme si l’un était une sorte de palimpseste de l’autre. Ou bien comme si L’Éternel retour se fêlait, s’ouvrait, s’élargissait enfin pour laisser passer le fleuve du Monde des amants. Ou bien peut-être encore : comme si l’un était aussi « la préparation du roman » de l’autre. La préparation de ce roman de pensée « qui tient pour égal un événement d’action et un événement de pensée » et fait le récit, les multiples récits de tels événements confondant action et pensée, les tenant pour égales. Forme qui a peut-être des antécédents : on pense à… À quoi, à qui d’ailleurs ? Aux Provinciales de Pascal, au Neveu de Wittgenstein de Thomas Bernhard, à La Consolation de Philosophie de Boèce ou à Malina d’Ingeborg Bachmann ? Toute comparaison semble boiteuse tant Surya sonde, fore et explore cette forme comme jamais semble-t-il avant lui.
Surya, inventeur de formes ? Inventeur d’une forme qui, œuvrant celles du passé (celles d’un xxe siècle dont on pourrait imaginer cette représentation rêvée : qu’inaugurerait la pensée de Nietzsche et qu’achèverait le roman de Surya !), ferait entrer la littérature dans le xxie siècle ? Le Monde des amants ou L’Éternel retour inventent certes une forme mais éternelle, éternellement recommencée, celle d’un grand et double roman de pensée non seulement mais d’amitié, ce qui revient au même. C’est-à-dire d’un grand roman d’amour.
Qu’il faut entendre, encore, et lire :
… Je cherche à penser, dis-je à Dagerman, je cherche à penser que penser peut décider de tout. Non pas peut-être tout toujours, mais tout une fois au moins. S’il y a rien que je puisse vouloir encore, c’est cela. Voilà pourquoi je suis ici. Voilà pourquoi j’ai, pour un moment au moins, tout arrêté. Parce que je veux croire que penser ne compte pas moins, pour celui qui pense, que croire pour celui qui croit. N’est pas moins fait pour emporter ce qui reste avec soi. Si je suis ici, venu vite, pour je ne sais pas combien de temps, c’est pour penser, dis-je à Dagerman, quand bien même je ne sais pas ce qu’il faut que je pense ni si je le puis. C’est parce que je crois que penser est possible et n’est pas indifférent. C’est parce que je crois que je penserai différemment selon que je serai ici ou selon que je serai à Paris. Je dis aussi : je me mets à la merci de la pensée. Je veux en faire l’expérience. …
[1] ERRATUM. La première édition du Monde des amants (L’Éternel retour) comporte une erreur : y ont disparu à l’impression ces deux exergues côté Le Monde des amants, et cet autre, côté L’Éternel retour : « Elle est retrouvée, / Quoi ? / L’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. / A. Rimbaud. »
[2] Si je me permets d’affirmer cela aussi péremptoirement, ce n’est cependant pas en tant que l’un des éditeurs de ce double livre, qui ferait son service de presse, mais comme lecteur : comme un lecteur qui voudrait parler de ce qu’il aime.
[3] « – Éternelle nouveauté de l’écrit : l’écriture ? – Il faudrait, en ce cas, les distinguer [...], il faudrait distinguer l’écrit et l’écriture comme le recto et le verso d’un feuillet dont la pliure neutralise littéralement l’auteur. Dans un tel pli, disparaissent et demeurent les bio-graphies innombrables qui constituent la bibliothèque, les miroirs, ou, si l’on veut, les œuvres... » Jean-Noël Vuarnet, Le Discours impur, 1973.