Camille Loivier | La ballade de Taïwan

Scène de rue

Quand un Américain lui demande à Paris « Do you miss Taïwan ? », L. comprend autre chose et attend toute la soirée qu’un événement advienne avec anxiété, émotion, dans l’espoir, la fébrilité, le serrement de toutes les fibres de son cœur, puis l’incompréhension, l’impatience, la nervosité, puis le sentiment d’offense, de défaillance, puis d’échec, puis le regret, puis la honte, et finalement le vide, le vide immense de n’avoir pas su, pas voulu entendre que « Do you miss Taïwan ? » ne signifiait pas « Are you Miss Taïwan ? » qui était un désir, un éloge, une faveur, une promesse et qui répondait à un manque, un manque immense.

Miss Taïwan. Taïwan me manque.
La simplicité de sa forme géométrique, de son triangle ouvert, de sa bouche : 台灣
Qui s’écrit en toutes lettres : 臺灣
Qui pourrait être traduit par un poète passéiste et plein de barbe : « atteindre le bonheur sur le toit ».
J’aime les deux écheveaux de soie de sa métamorphose, son langage comme une bouche s’ouvrant dans l’eau, l’incurvation de son arc, tel le tracé d’une rivière.

Qu’est-ce qui me manque ? Et qu’est-ce que le « manque » ? L’absence, la perte indéfinie et son souci, le cruel défaut qui mord depuis l’intérieur, l’offense quand elle se retourne contre soi tel un boomerang.

Aussitôt la traduction d’un mot fait trembler le langage. On ne le trouve pas dans le tiroir où l’on croit qu’il est rangé.

En mandarin, « hsiang »想 et « hsiang-nian » 想念 « penser à » disent l’absence d’une personne, d’un lieu, d’un objet, avec cette abstraction de l’esprit qui retire toute émotion et cette générosité d’un verbe que l’on utilise dans la vie courante pour dire l’intention, le souhait, la volonté polie, atténuée.

Tandis que « ch’üeh-shao » 缺少 est privation, pénurie, un manque dépourvu d’affect. C’est la cuiller qui pénètre, excave, retire la matière et ne laisse rien. L’évidement jusqu’au noyau.
Pourtant « ch’üeh » 缺 est un vase cassé, dont une partie manque. Seulement ébréché, il ne peut déjà plus contenir. Une chose qui ne sert plus à rien mais que l’on aime. Qu’en faire ? On ne peut la réparer. Une chose qui sait qu’elle mérite d’être jetée, mise au rebut, qui attend.

Je ne trouve pas d’autre équivalent à « manque » à « miss » que « hsiang-chia »想家, un « hsiang-chia » inversé : « penser à la maison »«  [1] quand on est loin de chez soi, si loin que l’on ne peut pas rentrer le soir et que cela fait mal, que cela se voit sur le visage, dans le regard qui se perd, que l’on comprend, qu’on partage cette souffrance, au point qu’on vous soupçonne de ne plus manger. Ce qui fait qu’aussitôt l’étudiante étrangère prend la main de la femme de ménage elle aussi exilée de sa province, de sa campagne, de son dialecte, de sa mère, et qui a souffert de la faim pendant son enfance.

Manque qui brûle tout au long de la vie. On ne comble pas ce qui manque, on le nourrit, on l’affame, mais il revient toujours.




Un pays me manque, j’y vais, mais qui n’a même pas de nom de pays, qui, pour exister, se doit d’inventer sans cesse de nouvelles stratégies. La carte d’identité de la République de Chine comporte un hologramme de l’île de Taïwan. Amb. est écrit sur la carte de visite d’un Ambassadeur de Taïwan, car il n’a pas le droit de l’écrire en toutes lettres. Même si l’on se doit de l’appeler Monsieur l’Ambassadeur, il n’a pas d’Ambassade, excepté dans de rares pays, de plus en plus rares, que la République Populaire de Chine achète un par un, au prix fort.

Un pays que tout le monde ignore, pour qui, à chaque fois, il faut répéter le contexte historique depuis l’origine jusqu’au deuxième millénaire, ce que l’auditeur oublie aussitôt, emmêlé qu’il est entre les dates et les noms qu’il n’arrive pas à retenir, pour un récit contredisant ce qu’il lui semble avoir entendu dire.

Un pays qui n’est pas particulièrement beau, qui n’a plus, en tous les cas, la beauté paradisiaque d’une île sauvage, de la Ilha Formosa des marins portugais du XVIe siècle, comme l’a prétendu, il y a peu, un militaire chinois après l’avoir survolée. Sa tirade nationaliste m’évoqua l’île des Immortels de la légende, selon laquelle le premier empereur chinois envoya des centaines de jeunes hommes et de jeunes femmes, vierges, qui ne revinrent jamais. Cet aperçu depuis son avion de chasse le renforçait dans la fierté et la portée de sa mission. Non, pas si belle, plus si sauvage, mais qu’est-ce que la beauté après tout ? La côte est une succession d’usines puis un cadrillage de champs cultivés à grand renfort de pesticides, comme partout. Les plages sont étroites et le sable gris. Le charme de l’île, comme tous les charmes, ne peut se voir à très haute altitude. Il faut de l’amour et de la connivence pour commencer à le percevoir.

Un pays dont la langue n’a pas non plus de nom : taïwanais, chinois, mandarin, holo, hokkien, huawen, guoyu, taiyu, taigi, minnanyu… Sans parler des seize langues aborigènes répertoriées et celles qui ne le sont pas.

« Comment ça va à Taïwan ? » me demande-t-on d’une mine apitoyée, inquiète, effrayée (comme pour un deuil déjà). Est-ce moi que l’on regarde ainsi ? Suis-je sur le point de mourir ?
« LesTaïwanais vont très bien, merci, je réponds. Pourquoi les condamner. Ils ont leur vie comme chacun de nous, et ils sont uniquement leur vie, comme chacun d’entre nous. »
« Leur âme n’est-elle point sombre ? »
« Pas plus que la nôtre. Ne sommes-nous pas en train de foncer dans le mur à toute allure ?
Ne l’oublie-t-on pas chaque jour pour s’en souvenir chaque jour. Qu’est-ce qui fait que l’on est conscient puis inconscient, soucieux et insouciant, comme un clignotant ? »

Un pays qui n’est pas touristique, une destination qui ne ferait pas rêver. On la remarque à peine sur une carte, personne n’a envie d’y faire escale, on préfère se précipiter vers le couloir des transferts. Taïwan se confondait souvent avec Thaïlande dans les bouches. Jusqu’à peu. Car maintenant ce n’est plus moi qui aborde le sujet. On commence à l’appeler par son nom mais c’est pour aussitôt le ranger dans la liste des pays en voie de disparition.

Pourtant l’avantage de ne pas être un pays reconnu est de ne pouvoir mourir. Ce qui n’est encore que désir, aspiration ne possède-t-il pas une forme d’existence plus intense ?
Est-ce un non-pays, un « wu-kuo » 無國, comme on parle de non-agir « wu-wei » ou encore un hors-pays, « kuo-wai » 國外, comme se nommait avant de naître le parti d’opposition « t’ang-wai » 黨外 ? « T’ang-wai », ce mot me retient. Je le savoure entre langue et palais comme une pastille de menthe poivrée. Il semble signifier que certains mots préexistent à l’objet qu’ils nomment. Il suffirait d’en créer pour qu’une réalité nouvelle commence à poindre. Ce terme a permis à des politiciens de se réunir sans déroger à la loi interdisant tout autre parti que le parti au pouvoir, le Kuomintang. « Hors-parti » désignait donc quelque chose qui existait comme non-existant. Tout l’inverse d’un non-être, un devenir.

Un « kuo-wai », une forme inchoative, qui ne serait pas un pays absent, mais son manque, son appel inlassable, celui d’un idéal qui poursuit dans la nuit, d’un rappel de ce qui pourrait être ou devrait être.

Créer des mots dans une autre langue, est-ce cela traduire ?

Les sportifs taïwanais voulant participer aux Jeux Olympiques ne peuvent arborer le nom de leur pays sur leur T-shirt. Ne pouvant écrire « République de Chine » et encore moins « Taïwan », ils doivent écrire 中華台北, ce qui se traduit par « Chinese Taipei » (Taïpeh chinois) pour les Taïwanais. La République Populaire de Chine, de son côté, ne reconnait que 中国台北 « China, Taibei » (Chine, Taïpeh). Tout est en nuance, en équivoque, en traces, en fécondité.

Sans oublier que Taïwan (République de Chine) existe de facto, mais non de jure. Le latin venant au secours de la variation la plus tangible. Il y a un pays autonome, avec un gouvernement différent de celui de la République Populaire de Chine, une Présidente de la République [2], c’est une réalité indéniable, de facto. Si de jure ce même pays n’existe pas, de quel côté penche l’absurdité ? On devrait appliquer cette distinction à d’autres expériences. Je ne vois que des exemples négatifs ; le climat change terriblement vite, la mer est au bord de l’asphyxie, de facto, mais de jure, c’est le statu quo, nous ne faisons rien…

Dans le même registre, il y a l’anecdote que je tiens de R. En provenance de Taïwan, où il enseignait à l’Université, et se rendant en Chine pour une conférence. Français d’origine, il devait être accueilli à l’aéroport par un étudiant de l’Université de C., mais il n’y eut personne à l’arrivée. Soucieux du protocole, R. attendit longtemps son guide. Ne pouvant non plus être en retard, il rejoignit par lui-même le lieu de la conférence. Lors de la pause-café, il rencontra l’étudiant en question. Il s’ensuivit un dialogue de sourds : « Je vous ai attendu à l’aéroport dit l’étudiant, j’étais à l’heure pour tel vol mais je ne vous ai pas vu. » ; « Je suis pourtant arrivé par tel vol et j’ai bien atterri à cet aéroport. » Un silence perplexe s’imposa. Aucun des deux interlocuteurs ne pouvait accuser l’autre de mensonge. L’étudiant finit par préciser qu’il l’avait attendu à la porte des « vols intérieurs » où l’avion était annoncé, R. avait en effet atterri du côté des « vols internationaux »…

Ces subtilités ne peuvent intéresser que les rares oreilles aiguisées.

Il en a été de même lors de la guerre froide qui opposait la Chine communiste à la République de Chine repliée à Taïwan dans les années 1950. Cette guerre était nécessaire pour continuer d’imposer la loi martiale à l’île sans déroger au titre de République. Ce conflit était intermittent et concernait uniquement les deux îlots de Kinmen (Quemoy) situé à trois kilomètres de Hsia-men en Chine et de Matsu située à une dizaine de kilomètres de côtes chinoises, et donc à une centaine de l’île principale de Taïwan. Un jour sur deux Kinmen et Matsu recevaient des bombes, l’autre jour, c’était la côte chinoise.

Récemment deux pêcheurs chinois se promenant sur les eaux territoriales taïwanaises près de Kinmen, pourchassés, ont fini par se noyer. On interrogea un autre pêcheur chinois : « Vivement que les « deux rives » soient réunies, que je puisse pêcher de l’autre côté de la frontière ! »

Même la capitale a une identité flottante. Dans sa nouvelle orthographe, les Taïwanais impriment une nuance irrésistible : non pas Taibei (dans la transcription pinyin imposée par la Chine), ni non plus l’habituel Taipei, mais une écriture précise dans son évocation sonore : Taïpeh. Cela peut sembler peu de chose, dérisoire même, pourtant, quand on est attaché à ce pays, on a le corps recouvert de frissons à sa lecture.

Un Japonais né à Taïwan pendant les cinquante années de la colonisation (1895-1945) se dit « wansei » en japonais (« wansheng » en mandarin) 灣生. Dans « wan » j’entends « tardivement » ; l’expression signifie alors « né en retard », ce qui est aussi mon cas ; née tardivement à Taïwan : « wan wansheng » 晚灣生. Cette formule entre en résonnance avec le redoublement de Taïwan dans « Taïwan-Taïwan » qui est nécessaire pour s’opposer au « Zhongguo Taïwan » (Taïwan chinois) des Chinois.

Le langage est une dentelle, il se déchire facilement, il faut en prendre soin, l’utiliser avec précaution.

Photographie de Camille Loivier

24 septembre 2024
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[1Ni hsiang chia ma ? « Ta famille-maison-pays/ te manque ? »

[2C’était encore Tsaï Ing-wen l’année dernière quand j’ai commencé à écrire ce texte, aujourd’hui c’est Lai Ching-te, du même parti DPP.