le pied, la grenouille, la question animale
Ce qu’on lit : une grenouille qui se demande où tombera le pied. Lui au-dessus, elle en dessous. Le pied n’est pas encore tombé sur la grenouille, la grenouille n’est pas encore écrasée sous le pied que la phrase retient.
Autant de fois ces mots, autant de fois l’inquiétude animale.
Ce pied est le mien tandis que je lis la phrase, le vôtre si vous la lisez. Cid Corman l’a rappelé ou imaginé quand il écrivait le poème. Lui, vous, moi, chacun le connaît à sa façon. Lire, écrire. Écrire ce poème, le relire. Se promener, s’inquiéter. Tourner la page vers le poème 28, revenir au 27.
Seule la grenouille ne le connaît pas, le pied lui restera inconnu. Le connaîtrait-elle davantage s’il l’écrasait ?
On suppose ici qu’elle n’a pas lu, ne lira pas le poème, n’en écrit pas.
Entre le mouvement suspendu et l’immobilité soudaine, entre la semelle de la chaussure et la peau batracienne, la distance est formulée par la question : sous quel angle l’ombre du pied tombera-t-elle.
Sans distance, pas de question.
Ce n’est pas hier aujourd’hui ou demain que le pied ne tombe pas, c’est jamais. Ce n’est pas à côté loin ou juste là, c’est nulle part.
Nulle part, jamais –
dans le poème.
Sans le poème le pied ne se tient pas au-dessus de la grenouille, la grenouille ne se trouve pas sous le pied.
Le poème établit le contact.
Il ne met pas fin au mouvement vertical du pied vers la question de la grenouille, il le maintient sans jamais l’accomplir.
Sans distance, pas de contact.
Dans jamais il n’y a ni hier ni aujourd’hui ni demain, il n’y a pas maintenant. Il y a le temps tel qu’il existe, a existé, existera, il y a tous les temps concevables, c’est pourquoi le pied n’arrive pas à destination.
Dans nulle part il n’y a ni ici ni là-bas, ni le visible ni le non-visible, il y a l’espace de partout, tous les espaces imaginables, c’est pourquoi la question n’arrive pas à résolution.
Jamais et nulle part assaillent hic et nunc, ils les prennent au dépourvu, leur flanquent une sacrée dérouillée.
Entre le pied et la grenouille le mouvement a fait paraître l’herbe, un sentier boueux, une fleur de pissenlit, la flaque d’eau où s’est reflétée la semelle au pas précédant la grenouille qui en sortait.
C’est là que Cid Corman a placé le jardin de son poème, la tempête, les feuilles arrachées et les cigales raides. Il a ajouté des sarcophages de rois égyptiens. Moi, une coccinelle. Ce n’est pas tout.
Il y a le mot « pied » et le mot « grenouille ».
Pas tout encore.
Il y a la très longue histoire de l’herbe dans le ciel, l’œil éloigné de la tempête, des hiéroglyphes colorés au charbon de bois, bleu de lapis-lazuli, vert malachite.
Il y a tous les poèmes de Cid Corman, qu’il a écrits, qu’il n’a pas écrits, ceux que j’ai lus, ceux que je n’ai pas lus.
Cette profusion hétéroclite vibre dans la page, se constitue en vastes plaques horizontales couvertes de mots, d’images. Elles glisseront latéralement après avoir emporté la rencontre. De proche en proche elles croiseront vers tous les points de l’univers, incertains ou installés, vous, moi y compris.
Fugitive pomme verte la grenouille s’esquisse, délicate, fragile sauf quand elle déplie ses pattes arrière, elle déploie alors la vitesse et la force d’impulsion d’un kangourou.
Le pied, eh bien il est contenu dans une bonne chaussure de marche qui ne craint ni la boue ni les kilomètres, il cheminait dans le jardin.
Sans doute la grenouille sera assez vive pour avoir déjà sauté hors du lieu où elle se tenait quand le pied, s’en avisant, a suspendu son pas, auquel cas le pied et moi qui lisais tomberons à jamais vers le sol sans jamais atteindre la question animale.
27
Le jardin est jonché, après la tempête,
de feuilles arrachées, et de cigales raides.
Les sarcophages des rois égyptiens –comme je l’ai écrit à un ami – ne sauraient être
plus finement ouvragés ni plus
compacts que la carapace et les ailes de cetinsecte. Les choses que nous voyons, les choses que nous sommes,
[chantent –
ou paraissent soudain ramassées comme
une grenouille qui se demande où tombera mon pied.
Cid Corman, Vivremourir, précédé de Lieu, traduit de l’anglais (américain) par Barbara Beck et Dominique Quélen, postface de Laurent Grisel, 2008, L’Act Mem, collection « La Rivière échappée ».