Les affronter sur mon terrain

Henri jules Julien a demandé « Comment faites-vous avec la peur - les peurs – qui sont présentes dans la sphère de votre activité ? » à des gens de tous métiers : chauffeur de bus, pompier, pédiatre, comédien, mère au foyer, chômeur, infirmière, agriculteur, etc. - sans oublier un célèbre dompteur de fauves.
Ces entretiens ont fait l’objet, sous le titre Y es-tu ?, d’une émission de l’atelier de la création, sur France-Culture, en 2012. Parmi les personnes interrogées, Dominique Dussidour ; c’est sa voix que nous avons entendue le 11 octobre, à la Maison de la poésie.
Nous donnons ici la transcription qu’en a faite Henri jules Julien pour un livre qui les regrouperait tous.


Dominique Dussidour est une amie. Elle me reçoit chez elle, assise au bureau où elle écrit chaque matin. Elle a une voix un peu éraillée de fumeuse, et ce ton légèrement, mais chaleureusement, sardonique.

En ce moment c’est vraiment les tout commencements d’un roman. Tous les matins je m’assois à ma table, j’ouvre le cahier, je prends mon stylo et j’écris. Et chaque matin j’ai l’impression de descendre une marche de plus d’une espèce d’escalier noir. Je ne sais absolument pas quand ça s’arrêtera, ni ce qu’il y a au bout de cet escalier : chaque jour une marche de plus. Je n’espère pas arriver dans un endroit : je suis, par ma descente marche à marche, en train de constituer l’endroit. L’endroit ne me préexiste pas : je le constitue petit à petit. À un moment, j’aurai constitué cet endroit et il n’y aura plus de marche à descendre. Alors curieusement, en y réfléchissant, je me suis souvenue d’une grande peur, une situation presque de terreur, un rêve récurrent, qui a duré pendant une dizaine d’années – à l’époque de mon adolescence.
Je me trouvais enfermée dans un château. Dans ce château il faisait noir. Je ne pouvais me déplacer qu’en touchant les murs, pas à pas, pour m’orienter, pour savoir s’il y avait une porte, des escaliers… Ça a duré des années. Ce n’était pas toutes les nuits, mais c’était un rêve très récurent dont je me réveillais souvent en pleurs, en cris. Dans ce château, il y avait continuellement des hurlements qui me poursuivaient, qui tentaient de savoir à quel endroit j’étais… Un jour, j’ai senti sous mes mains – je devais avoir vingt ans, ça durait depuis des années – j’ai senti un tissu, comme une tenture. J’ai poussé la tenture : derrière il y avait une porte. J’ai poussé la porte, derrière le rideau, et je suis arrivée dans un studio d’enregistrement. Et là j’ai vu que tous les cris étaient préenregistrés ! Je me suis mise à rire. Et je n’ai plus jamais refait le rêve !…
J’ai l’impression que les peurs dans mes rêves, à cette époque de ma vie, sont ces peurs-là que je convoque aujourd’hui quand j’écris. Je suis dans mon espace, je convoque ces peurs. Elles existent en fait. Mon rêve s’est arrêté à cette époque, mais quelque chose de ces peurs continue. Je les convoque sur mon terrain : « Cette fois-ci c’est moi qui prends la parole : on peut s’affronter ! » Je ne crois pas que jamais je les vaincrai. Je ne pense pas qu’un beau jour on se réveille sans peur, comme un beau jour on connaîtrait la vérité, comme un beau jour quelque chose se dévoilerait… Je ne crois en aucune manière à toutes ces choses-là ! Je crois juste qu’il faut… trouver un terrain. À chaque roman j’ai l’impression de repartir à nouveau dans cette bagarre. À chaque roman je dois reconstruire le terrain d’affrontement. C’est un petit peu ce que je suis en train de faire quand j’écris chaque matin : je descends marche à marche dans un endroit qui est assez sombre et cette descente va constituer mon terrain. Ce n’est pas que j’arriverai un jour dans une pièce : c’est ma démarche qui crée le terrain. Je ne sais pas du tout encore quel est le terrain du prochain roman, mais pour le précédent [1], dans cette pièce où nous sommes, il y avait tout le village : tout le village de Zita était là. Je l’ai construit petit à petit, mentalement, et à un moment j’y étais. Je pouvais me déplacer dans ce village comme dans cette pièce, il n’y avait aucune différence pour moi. Il y avait tous les habitants. La scène était là. C’est ce que je suis en train de construire en ce moment. Et je n’ai pas du tout d’idée à l’avance de ce que ce sera. Je ne sais pas : j’y vais pour le savoir…
En fait… je n’espère pas vaincre mes peurs, d’aucune manière ! J’ai l’impression qu’elles ont toujours été là. Même avant que j’écrive. Par contre, j’ai l’impression qu’écrire me permet de convoquer les peurs sur mon propre terrain. C’est à peu près ma seule chance : non pas les vaincre – je n’y crois pas trop, je ne peux pas espérer les vaincre – mais au moins les affronter sur mon terrain à moi. Où j’ai quelques armes… Mais il n’y a pas moi, et la peur à côté qui tout d’un coup m’attrape. Non : je descends en état de peur. Je ne peux pas dire qu’un matin j’ai peur, et un matin je n’ai pas peur. En même temps je trouve que la peur est un assez bon indicateur : je me méfierais de quelque chose dont je n’aurais pas peur… Je me dirais : mais quel est l’enjeu ? Si ce n’est pas quelque chose d’inconnu – je ne dis pas effrayant –, si c’est pour rencontrer ce que je sais déjà : ce n’est pas la peine, j’ai mieux à faire : je vais al er me promener. On s’embête un peu quand on n’a pas peur… Ça n’est pas à l’écart de moi, la peur : je suis la peur-même en train de descendre l’escalier. Et une fois que j’ai commencé, la peur ne m’arrête pas. Mais avant de m’y mettre, je n’y vais pas ! Je… : j’y vais pas !… Mais à un moment, il n’y a pas le choix. Mes peurs – les peurs – me précèdent… Je sens bien ce qu’il y a de changé par rapport à des peurs de jeunesse, ou des peurs enfantines. C’est de se dire : « Bon d’accord, c’est comme ça. » Je suppose qu’on doit pouvoir faire semblant, dire qu’il n’y en a pas, que tout va bien, très bien… Mais ça ne m’intéresse pas. Je peux juste dire – j’en ai pris conscience petit à petit au fl des années : « Vous voulez m’avoir, d’accord ! Mais moi aussi. Je suis prête à me bagarrer : vous ne m’aurez pas ! Je ne vous aurai pas non plus, mais au moins on va se bagarrer. Et on se bagarrera sur mon terrain et pas sur le vôtre. » Je pense que sur le leur, on en meurt – on en meurt ou on en devient fou. J’en suis persuadée !… Donc je les convoque sur mon terrain. Après on se bagarre. Après, c’est la peur… de tas de choses. La peur de l’inconnu. Ça peut être – quand j’écris un roman – la peur de rencontrer, un jour ou l’autre, un personnage qui… affirme des valeurs qui ne sont pas les miennes, et avec qui je devrais, non pas être d’accord – ce n’est pas la question : les personnages ne sont pas des portes paroles – mais pour lequel je devrais avoir autant d’intérêt que pour quelqu’un avec qui je sens quelque chose de commun. C’est-à-dire affronter, dans cet espace-là, quelqu’un, une parole, ou une présence, qui me déplaît, ou qui me choque, ou qui revendique de mal faire. C’est une de mes peurs récurrentes. En même temps, il y a une espèce de pensée au fond de moi qui dit : « Écoute tant que tu n’as pas fait ça, tu ne sais pas ce qu’est écrire. » Donc je m’attends à me trouver en face du salaud ! Qu’il va falloir porter comme on porterait quelqu’un par qui on est très charmé, pour qui on a beaucoup d’amitié, beaucoup d’intérêt. Mais bon, on verra… Il y a un personnage que j’admire beaucoup dans l’œuvre de Philip Roth, c’est Mickaël Sabbath, qui est, mais vraiment, épouvantable ce gars. J’envie Philip Roth d’avoir créé ce personnage. C’est magnifique ! On est emporté par sa saloperie ! J’espère un jour arriver à ma façon à quelque chose comme ça, mais c’est un point de peur inimaginable, parce que je pense que ce sera difficile. En même temps, par rapport à la peur plus mentale… Je trouve maintenant – en le disant comme ça – que c’est une petite peur, une peur un peu mesquine, et j’en ai un peu honte… Mais voilà, par honnêteté je la dis. C’est-à-dire, du point de vue du romanesque, en dehors de mon propre système de valeur, je pense que c’est comme si je créais de l’épaisseur, un volume : ça introduit une perspective. Du point de vue du travail romanesque, c’est une chose qui m’intéresserait…
Autre chose aussi : il peut y avoir des conséquences de peur. C’est quelque chose qui m’est arrivé à la fin du Risque de l’histoire, directement lié au roman. Lié à la fois je pense au contenu du roman – où une dernière partie sur la guerre a été difficile à écrire – et au fait même de m’être investie dans un livre qui conclut une trilogie qui m’aura occupée quatorze ans. C’est donc arrivé à la fin – le travail était fait. Une nuit, je me suis réveillée. J’étais… comme dans le château de l’adolescence, mais ce n’était pas un rêve : c’était la réalité ! J’étais dans cette chambre, et c’était plein de dangers. Je me suis levée. J’ai allumé. J’ai allumé la lampe de chevet. J’ai allumé la grande lampe au plafond. Et j’ai ouvert la fenêtre : parce que le danger était à l’intérieur. Ça ne suffisait pas : au fur et à mesure – il était deux heures du matin, trois heures – je suis passée dans toutes les pièces : j’ai ouvert toutes les fenêtres, j’ai allumé toutes les lumières. Et la peur était toujours là ! J’ai continué d’avancer : la salle de bain, la salle de travail, le couloir, les wc, la cuisine. J’ai même ouvert la porte de la penderie. La grande pièce. J’étais toujours dans de la peur absolue ! J’ai ouvert la porte-fenêtre, et je me suis mise sur le balcon : « De toutes façons, s’ils viennent me chercher, là je pourrais toujours sauter… » J’étais dans une peur… mais totale ! Je pensais vraiment tout cela – ce n’est pas une histoire que je me racontais. J’étais adossée à la rambarde du balcon. Je suis restée là, paralysée par la peur, jusqu’à ce que le jour se lève. Ça a été vraiment une grande, grande peur. Une peur de mourir. Et il n’était pas question de se suicider : ce n’était même pas ça ! La question était d’échapper à ce qui avait pris forme face à moi, et qui me faisait peur tout d’un coup. Mais ce n’était personne. Je n’avais pas de pensée : j’avais juste devant moi ceux qui voulaient ma mort. J’ai vécu une peur semblable dans la réalité, mais il y avait un objet réel en face de moi : j’étais en effet en danger de mort dans une situation réelle. Là j’étais en danger de mort, mais face à une situation mentale. Des forces de mort voulaient me faire comprendre qu’elles étaient les plus fortes !…
Ça m’a beaucoup marquée. Il m’a fallu des semaines pour émerger de ça. C’est pour chacun, à mon avis : la situation fait que, tout d’un coup, on découvre des abîmes à l’intérieur de soi. Enfin… des zones qu’on n’a pas l’habitude de fréquenter, au quotidien. Heureusement sinon on ne pourrait même plus se lever le matin ! Ce sont des situations extrêmes. N’empêche que ces zones-là, ces zones mentales qui peuvent déclencher quelque chose, elles sont là ! Elles ne sont pas à l’extérieur ! Il y en a bien sûr à l’extérieur : on peut bien m’anéantir un jour ou l’autre. Mais ce n’est pas le sujet. Il y a à l’intérieur – de moi en tout cas : je ne vais pas faire une théorie de l’humain – des forces qui peuvent se retourner contre moi. Ça maintenant je le sais. Autant le savoir – il vaut toujours mieux le savoir… Il y a des forces de mort, aussi prêtes que les autres à s’emparer de la totalité du terrain à disposition. Si on est un peu dans un moment de faiblesse ou de fatigue, elles s’emparent facilement…

Pour écrire, il y a de la peur à mettre en jeu ?

Bien sûr. J’en parle rarement, mais il y a des forces à mettre en marche, et ça ne peut être que les miennes. Je suis toute seule sur ce terrain. Il n’y a personne qui peut m’aider : personne. Même s’il y a des gens proches à qui je peux parler. Au mieux je vais dire : « J’ai tellement peur que je n’en dors pas. » On va me dire : « Écoute, c’est bien dommage : on ne peut rien. . » Qui peut m’aider ? Personne ! Et je ne peux aider personne : c’est réciproque.

Alors ?..
Je continue de faire ce que j’ai à faire. C’est comme les rages de dents : j’écris avec la rage de dents. Là, j’écris avec ma peur. Ou j’écris avec mon ongle incarné, mon mal de dos. Avec mon chagrin amoureux. De toute façon, si je devais arrêter à chaque fois, je ne le ferais jamais ! Par moment, quand ça a bien avancé, ça m’effraie tellement, je ne veux tellement pas voir ce qu’il y a dans ce que j’ai écrit, que je range tout dans une chemise. Et je ne veux même plus voir la chemise ! C’est caché quelque part. Je sais très bien que c’est là, mais c’est caché : je ne peux même plus poser les yeux dessus ! Puis donc, petit à petit, au bout d’un mois, deux mois, ça peut al er jusqu’à six mois, j’y retourne, et je retravaille… J’ai éprouvé une peur semblable avec Les mots de l’amour. J’ai rangé la chose, j’ai dit : « Ça va, on n’y touche plus… » Et ça raconte une histoire d’amour. J’ai été dans la même situation de refus du texte, par peur de ce qui était écrit. Je suis contente rétrospectivement – et intellectuellement – d’avoir eu peur pour un autre texte. Sinon j’aurais dit : « Oui, évidemment, ce qui est écrit est tellement effrayant… » Mais il se trouve que ce n’est pas le cas. Peut être chacun a-t-il comme ça des thèmes dont il a du mal à parler, ou qui le touchent particulièrement… Bien sûr je ne peux pas faire de ce rejet un critère. Ça ne m’arrive pas – heureusement ! – avec tous les textes. D’une certaine façon, au moment même où on est en train d’écrire, il faut quand même rester lucide : il faut bien continuer, former des lettres tout simplement, former des mots… Que ça ne devienne pas une suite de borborygmes et d’onomatopées. Il y a quand même quelque chose qui continue… Je ne vais pas dire pour autant que j’aime avoir peur tous les matins. Non ! Ça marche plutôt dans l’autre sens : j’ai une nécessité d’écrire tous les matins. Si c’est accompagné de peur : je prends. Je n’arrive même pas à le séparer. C’est comme si c’était dans l’acte même. Mais quand j’y suis… je ne fais pas ma finaude. Je file droit. Je me la ferme. Et j’avance. Je me dis : « Vas-y ! Vas-y !… » Je ne me dis plus rien d’ailleurs : je ne peux pas le séparer…

Dominique Dussidour - première partie
Dominique Dussidour - deuxième partie

Remue.net a publié des extraits de trois autres entretiens de Y es-tu ?.
Henri jules Julien est contributeur régulier sur remue.net.

20 octobre 2019
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[1Le risque de l’histoire, éditions Laurence Teper, 2008. Le risque de l’histoire est le troisième volume de la trilogie Dont actes. Premier volume : L’Alouette lulu, éditions des Syrtes, 2000 ; deuxième : Les Couteaux offerts, Le Rocher, 2004.