Liliane Giraudon, un coeur cru

Le travail de Liliane Giraudon est l’un des plus importants dans la poésie française d’aujourd’hui.
Depuis une quarantaine d’années, Liliane Giraudon découpe, tranche et coud. Avec ciseaux, aiguilles, fil, elle triture la langue (faite viande), elle écrit. Elle le dit parfois directement dans les titres de ses livres, "Le garçon cousu", et, tout récemment, "le travail de la viande" – sans majuscule –, en écho àcelui du boucher ou de la bouchère.
La langue est vivante, on la mange, on la recrache. Sans violence ou avec, c’est selon. "La sphinge mange cru", "Biogres" désignent encore des livres. Les artistes se font violence àeux-mêmes. Pour le reste, la vie s’en charge. La vie ou le réel, àvoir. L’Histoire souvent, comme dans le cas du metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold, torturé et exécuté en secret par la Loubianka en 1940. Sa femme, Zinaida Reich, actrice, a été assassinée en juillet 1939 par des policiers, un mois plus tard on arrêtait Meyerhold. Pendant ces années-là, Coco Chanel frayait avec les nazis et occupait une suite au Ritz réquisitionné par les Allemands.
La langue partout se faufile, un faux-fil dont on fait du vrai. Ce "on" qui hante les livres de Liliane Giraudon et dont elle avoue "en parlant de moi, j’aimerais dire On".
Le nouveau livre, "le travail de la viande", encore une fois, scalpe l’apparence pour laisser entrer les fantômes. En sept parties distinctes et reliées, La Poète (j’emprunte les majuscules àl’héroïne de "La Poétesse", paru en 2009) fait donc apparaître Meyerhold, Pierre Reverdy et Coco Chanel ainsi qu’Hélène Bessette, Oreste, et quelques autres. Et ce "On" qui est soi et brouille les pistes entre l’autobiographique et l’alterbiographique. Ou peut-être qu’il nomme l’absurdité de ces catégories quand elles tissent dedans et dehors, expérience individuelle et vécu historique.
Le vers se prose et la prose, ce vers. Les livres de Liliane Giraudon sont tous composés de formes différentes, carnets, poèmes, récits, photogrammes, papiers découpés, et peut-être théâtre si tant est que le théâtre soit une forme qui intéresse l’écrivaine, qui ne "croit pas àl’idée de la scène". Plutôt que théâtre, c’est jeu et destruction du jeu que le tableau IV de "Oreste Pesticide" met en forme critique et ludique.
Le poème se déplace, il est nomade. Il emprunte, il pille. Il recycle, dans ce travail de digestion qui est au fond la vie même, digestion de notre histoire (avec et sans majuscule). "Avec la somme de tous ceux et celles que j’ai lus, pillés puis oubliés / ils occupent la meilleure part de moi-même, m’autorisant àaller vers cette parole que je voudrais "excentrique"".
Liliane Giraudon ne fait pas de bas de laine, elle redistribue sans cesse, de livre en livre, de texte en texte. Déjàdans "La Poétesse", on rencontrait Meyerhold et Hélène Bessette. Et ce rêve des mains coupées qui devient l’extraordinaire récit ouvrant le nouveau livre. Un conte en est àl’origine – un père tranche les mains de sa fille pour que le diable ne l’enlève pas -, mais c’est la façon dont "La Poète" le réécrit qui en fait une sorte de conjugaison crue de l’écriture.
"Le malheur est-il un espace ? Quel vide occupe-t-il ?
Que deviennent les poignets vides ? Où est la fille ?
Dans quel espace de quel poème peut-elle aujourd’hui tracer des signes ?"
Crudité, épouvante sont des constantes de la poésie de Liliane Giraudon. Langue du corps jouisseur ou détruit (ou les deux), mais aussi geste poétic-politic. "Arrêtons de voir / la littérature comme un enclos / protecteur une / réparation du vivre / il faut cracher dans la soupe."
On crache, on salit. "Balayeuse" ou "nettoyeuse", La Poète nous débarrasse du (faux) pur et du (faux) propre pour laisser les traces nous dire qui et où nous (en) sommes.
Dans "La Poétesse", La Poète dit "qu’elle est une partie de la sous-catégorie. Sous-catégorie de la sous-classe. Voilààquoi j’appartiens."
Non rentable, telle est la poésie. Mais aussi non monnayable et non négociable. Liliane Giraudon dégage le sucre comme d’autres dégraissent la phrase, elle le dit dans "L’amour est plus froid que le lac" paru en 2016, (où Fassbinder côtoie entre autres Chantal Akerman)
"puisque l’époque est un lac / il faut chercher ailleurs."
"quelque chose scintille et ça pue."
E si "la forme d’un film repose sur les scènes qui n’ont pas été tournées et qui doublent les autres", la littérature s’écrit peut-être bien sur ce qui n’a pas été vu, ni entendu. Pas forcément qu’on ait fermé les yeux, les yeux peuvent rester ouverts et ne pas voir. Et les oreilles itou. Oui il y a de quoi devenir fous et folles. Les écrivains n’y échappent pas. Et la folie redouble quand ils ne sont pas entendus. Ni lus. Voir le dernier texte dans "le travail de la viande", intitulé "B7 : un attentat attentif", une lettre émue àHélène Bessette.
Les titres des parties disent aussi quelque chose du travail de la langue : "Fonction Meyerhold", "Cadavre Reverdy", "L’activité du poème n’est pas incessante".
Liliane Giraudon écrit "mon amour àmoi / c’est le langage". Un langage nourri aussi bien de Tsvetaeva, Dickinson, des poètes américains (Ashbery, Duncan, Waldrop, Matthews, etc.) que de Pierre Reverdy, auquel, ici, elle n’élève pas un tombeau au sens romantique du terme, mais adresse un message d’amour dans les ténèbres. "Il y a plus d’un demi-siècle que je vous lis" dit-elle. Faisant sans doute sienne cette assertion "La poésie lyrique est morte dans une interminable agonie depuis l’invention de la typographie." Les ténèbres, ce sont sa cruauté envers Max Jacob qu’il traitera de crapaud (Max Jacob, arrêté, mourra àDrancy), et son silence devant les agissements de sa protectrice, Coco Chanel, devenue agent nazi.
Alors Liliane Giraudon écrit "Quelque chose toujours résiste quand on y met les mains."
Sous la langue s’ouvre le vide. Écrire ne le remplit pas.

La plupart des livres de Liliane Giraudon sont publiés chez P.O.L
Elle publie aussi en revues.
"La sphinge mange cru", Al Dante
"Biogres", Le bleu du ciel, Ritournelles / Malagar
Vidéos de Liliane Giraudon sur le site de P.O.L
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numpage=12&numrub=3&numcateg=2&numsscateg=&lg=fr&numauteur=86

3 mars 2020
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