Marc Dugardin | Notations, variations, effilochures… 2

(En écoutant Beethoven – encore ! Je me suis offert, à très bon prix, une intégrale, récente, de ses 32 sonates pour piano, par Boris Giltburg)
 
Petit laboratoire de poésie : un modeste poème, écrit ce matin, et que je n’aurais surtout pas voulu accompagner (encore moins précéder) de tous ces commentaires. Mais ce qui m’intéresse, c’est tout ce que ce poème (simple - qui ne sera pas reçu comme simpliste, j’espère) me révèle après-coup. Encore, après-coup, et me voilà renvoyé une nouvelle fois à l’article que j’avais publié dans la revue Empan. Redire que si le poème fait sens, c’est en surprenant d’abord celui qui l’écrit, le premier étonné de son poème, des sens possibles qu’il fait apparaître, de ceux, aussi, qu’il estompe ou fait disparaître.
 
Tout cela ne valant, bien entendu que si, sans commentaires, ce poème résonne pour quelqu’un d’autre que moi.
 
Voici :

de petites lanternes
heureuses

s’allument parfois
petits lampions
papier chiffon

ce ne sont que mots
de légende la page
est un matin brumeux

l’enfance est
ce qu’on ne voit plus

l’autre rive existe si fort
qu’on ne la voit pas

 

L’enclenchement de ce poème remonte à quelques jours déjà, dans un échange avec Ludivine Joinot. Elle me parle d’un atelier qu’elle va animer avec des enfants, sur le thème du bonheur.
Dans ma réponse, tout en précisant que ces nuances sont affaire d’adultes, que je suppose qu’elles ne viendront pas à l’esprit des enfants, je lui dis que le mot bonheur n’a guère de sens pour moi, que je préfère parler de minutes heureuses, selon l’expression de Georges Haldas qu’aimait citer Jean-François (et voilà qu’un voile de tristesse ne manque pas de me tomber dessus, en pensant à cet ami très cher, mort il y a quelques mois).
 

Et se glisse dans mon courriel ce qui sera le début du poème : de petites lanternes heureuses s’allument parfois.

Mais au fil des jours, les tentatives de développer cette phrase dans un poème échouent, les unes après les autres.

Si difficile de ne pas être mièvre, lorsque le point de départ est heureux et que l’on pense à ce que des enfants aimeraient (peut-être…) qu’on leur dise du bonheur.

 

En réalité, je ne pense évidemment pas à écrire un poème pour enfant. Mais tout de même, ce papier chiffon qui s’impose, n’a-t-il pas quelque chose d’enfantin ? Je n’en suis pas sûr, dans un premier temps, je ne vérifie pas, d’ailleurs il me semblait qu’il n’y avait pas là de poème à écrire, que suffisait cette phrase déposée dans un message, et qui a enclenché un bel échange avec Ludivine.
 

Et puis, ce matin, après avoir parlé au téléphone avec Olivier (à qui je ne parle pas de ce poème avorté, mais, sans doute, aurais-je aimé pouvoir lui dire qu’un poème nouveau s’était écrit, que le chantier se poursuivait), je me remets au travail. Car, décidément, je suis poussé à ne pas en rester là.
 

Le fil du poème s’impose assez aisément, ne reste comme travail, en réalité (et comme souvent) que de petits ajustements de détail. Et, comme souvent aussi, à retenir une fin, une chute, qui évite de ressembler à une conclusion.
 

Et je suis ici rassuré, puisque la fin vient, comme le reste, m’étonner.
 

Et qu’en est-il de ce papier chiffon ? Mais oui, ce sont des mots d’une chanson, Wikipédia me le confirme. Ne remontant pas à mon enfance, mais à mes vingt ans plutôt. Chanson plutôt ludique, jouant sur les rimes, mais reprise ensuite par Noir Désir pour évoquer les sans-papiers !
 

Lien avec l’enfance (la mienne - mais ce n’est pas tout à fait exact, j’étais un grand enfant quand Serge Gainsbourg l’a écrite), celle en tout cas de ces enfants appelés à vivre un atelier autour du thème du bonheur, et que toutes ces rimes feraient sûrement sourire. Et, coïncidence amusante (car, du coup, je vérifie cela aussi), il existe bien des lanternes (ou lampions) en papier chiffon, en particulier en Thaïlande.
 

Alors, quel « sens profond » (les guillemets ne sont évidemment pas superflus !) se révèle, pour moi, dans ce petit poème (mais aussi dans le déroulement, au fil des jours, de son élaboration passive, insue) ?
 

De manière un peu simple : les petites lanternes heureuses seraient celles, fragiles, d’une fête, entre une enfance passée et un futur incertain (mais dont on sait tout de même vers quoi il tend, à la fin) ? Moment présent, avec des mots de légende (on ne peut faire la part de ce qu’ils disent de vrai, de ce qu’ils inventent ?). Mais je me rappelle aussi le sens premier de légende : ce qui doit être lu (pour les moines, à l’office des matines). Il s’est imposé là, comme pour me mettre sur une piste mystérieuse, me rappeler aussi comment il était venu se glisser dans un poème, où je retournais à ma manière le sens de ce qu’avait écrit Patrice de la Tour du Pin (et ces vers, et tout ce prélude même, sont gravés eux aussi dans ma mémoire d’enfance, même si je me sens depuis longtemps éloigné des conceptions de ce poète) : Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid. Adolescent, j’apprenais ce poème par cœur, et il me donnait des frissons !
 

Si je creuse (me laisse creuser), je suis sans doute renvoyé à mes relectures récentes de Winnicott : l’enfance, cette légende, on ne la voit plus, en effet, mais c’est bien à partir d’elle

qu’on lit (vit) son présent, que tant bien que mal on y est soi au sein de ce qui est, et que l’on sublime tout l’insoutenable de vivre, et celui de l’à-venir… On doit lire (écrire) pour vivre tout le possible du présent, et de ce qui s’offre encore à vivre. Je dois, me dit ma légende…

 

Mais si ce tout petit poème avait un charme, est-ce que je ne viens pas de le rompre ? Le renvoyant, osons ce clin d’œil, dans plus de brume encore…
 

Me rappeler alors que tout cela est un d’abord un jeu (Winnicott toujours) et cela va bien avec le Beethoven assez enjoué de ses premières sonates (s’y devine déjà, cependant – en ce moment même, dans le largo e mesto de la septième sonate - la gravité, la profondeur vertigineuse des grandes, des immenses dernières sonates, ou celle des derniers quatuors, ceux par lesquels Winnicott se disait complètement envoûté.


D’autres extraits des Carnets de Marc Dugardin ont été publiés :
Notes sur le chantier de vivre (2009-2013), avec des gravures de Nicolas Grégoire, coéditions Rougerie & Centrifuges, 2017.
D’une douceur écorchée Janvier 2016-Décembre 2018, suivie d’une approche par Vincent Tholomé, éditions Rougerie, 2020.


Photo © Antoine Dugardin.

26 janvier 2022
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