Marc Dugardin | Notations, variations, effilochures… 5 (fin)
20 janvier
Curieux, à nouveau, ce matin, comme je retrouve le fil de mes rêves… D’abord ce seul élément qui me reste, d’un rêve que, au milieu de la nuit, je me rappelais avec plus de détails : la présence d’André Schmitz.
Rien que cela, le rappel du nom, des traits du visage, de cet ami, qui me fut proche (sans doute ma correspondance la plus volumineuse : tant de lettres – manuscrites – échangées, durant tant d’années). Mais plus que cela, si je songe à la lecture entamée hier, le roman de Jón Kalman Stefánsson, Ton absence n’est que ténèbres, où le passé, les rêves, la nuit, le lien avec les morts (le lien : ce qui s’est inscrit en nous) sont tellement importants.
Et non pas au lever, mais un peu plus tard, je me souviens (non sans douter d’abord : ai-je bien rêvé cela ?) d’avoir, avec quelqu’un, regardé le ciel, y avoir vu, bleus l’un et l’autre (sic) la terre (sur quelle planète donc me trouvais-je ?) tournant autour du soleil, puis avoir vu apparaître un puis deux autres astres, entrant dans la ronde, bleus aussi il me semble. Et j’interpellais la personne à mes côtés, faisant remarquer que nous n’aurions normalement pas dû voir cela, mais sans m’inquiéter vraiment toutefois.
Or, dans le livre de Stefánsson, il est question de la rencontre de trois astronomes, de leurs découvertes, qui viennent mettre en doute toutes nos certitudes : Tout indique désormais qu’il existe une infinité d’univers, et qu’il est donc impossible pour l’esprit humain de comprendre les lois les plus fondamentales qui régissent l’existence.
Et, en écho avec un passage qui m’avait frappé dans Asta, du même auteur (Tout – je n’ai jamais compris ce mot), me frappe encore ici la notion de fragments : Je n’ai pas connaissance des détails et la plupart des éléments me reviennent par bribes. Peut-être n’y a-t-il aucune image d’ensemble. Peut-être la vie se résume-t-elle à des fragments ?
J’avance dans le désordre des associations, de ce qui me revient en mémoire (et, mine de rien, elle me semble fonctionner bien encore), et il n’y a pas de fil à tenir, il y a seulement un fil que l’on suit, comme on trébuche sur des hasards (des pierres d’achoppement, autre association, qui renvoie je pense au Facteur Cheval), il y a ce qui nous a menés jusqu’ici, nous fait avancer encore, et tout cela me semble si confus (lorsque moi je tente de le formuler) et si évident parfois lorsque je peux m’appuyer sur les phrases des autres – cherchant (et c’est tout à la fin du livre) le passage dans Asta, j’ai retrouvé aussi celui-ci, également souligné au crayon – et j’y retrouve le mot peur, et, décidément, tout ne se tient que là où je renonce à comprendre, à tout tenir dans une explication, peut-être ne fait-on qu’inventer le fil auquel on croit se tenir, auquel on se retient pour ne pas sombrer dans les confusions (écartant tous les autres fils, par peur de s’y emmêler, de s’y perdre)… peut-être que seulement la poésie…
Toutes ces choses que nous omettons de dire, que nous taisons, que nous cachons, que nous refusons de reconnaître. C’est là que résident toutes nos peurs. C’est aussi là que demeurent nos espoirs déçus, ou ce que nous n’avons pas eu le courage de conquérir. Ce monde, tu l’appelles poésie, et tu le prends pour de la pure invention. Mais que tu le veuilles ou non, cette maudite poésie est parfois la seule chose qui soit capable de cerner l’existence telle qu’elle est vraiment. La seule chose qui…
Le fil de la poésie, j’ai manqué de peu le retrouver hier. Dommage : en quelques mots sans doute, sur fond d’un vaste silence, d’un silence apaisé, ce qui était à dire aurait été dit…
Mais je ne peux m’empêcher de rebondir encore, songeant à ce passage de Pilinszky, que je retrouve facilement (décidément, la mémoire ne perd pas tous ses fils !), et qui lui-même me faisait penser à la musique de Berg, à la façon dont, enfin, j’étais parvenu à y entrer, à la laisser entrer :
Dans mes poèmes précédents l’attention a été tout à fait directe ; je centrais quelque chose dans ma vision et je la menais à bien avec tout son accent particulier. A présent je suis attentif aux petits bruits marginaux, et j’étouffe presque complètement l’accent principal pour mieux entendre ces bruits incertains.
(…)
Il lui semble, poursuit Lorand Gaspar dans sa préface, que dans sa première période son principal souci a été simplement de se frayer un chemin à travers le monde et les choses, tandis que dans la seconde il désire plutôt les accueillir, les laisser entrer, avec tout ce qu’ils abritent d’incertitude, de menace, de contradiction : Dans les poèmes actuels, je tâtonne plus aveuglément.
En voilà plus qu’assez, cette fois.
Des astres bleus, improbables, tournent dans l’infini.
Je leur suis reconnaissant de m’être apparus dans la nuit de mes rêves…
21 janvier
J’écoute Alban Berg (1er quatuor, Suite lyrique).
Retrouvé, hier, le fil du poème, brièvement (11 vers, très courts), mais cela me semble juste.
Poursuivi la lecture du puissant roman de Stefánsson.
23 janvier
Rêve. Avec Jean Florence, peut-être bien après une séance de psychanalyse. Nous sommes assis dans une vaste pièce (elle me fait penser …à la Brasserie François !), devant un piano ( ?), on entend de la musique (classique), je tiens un papier (partition ?), lorsque je le tourne, c’est à présent une musique très contemporaine qui se fait entendre, dissonante. Un enfant (sic) exprime son rejet de cette musique, comme peut le faire un enfant, avec une sorte de dégoût très spontané. Je réagis, propose, visiblement très content de pouvoir le faire, de lui / leur expliquer comment je suis personnellement entré dans une musique qui me semblait d’abord rébarbative, et je pense à Berg bien entendu.
Berg, sa suite lyrique, réécoutée passionnément il y a deux jours. Le même miracle, dans le fond, que pour le concerto pour violon. Car c’est très construit (avec, semble-t-il, un fil narratif crypté, l’histoire d’un amour extra-conjugal), et pourtant c’est vraiment lyrique. Et le miracle est aussi qu’une musique aussi concise (retenue ?) soit précisément aussi lyrique (se permettant même une très furtive citation de Tristan et Iseult de Wagner, et l’oreille doit être bien attentive pour ne pas la manquer), avec cette façon de retenir de ce qui, dans le lyrisme, pourrait devenir totalement incontrôlé, mais, tout de même, nous emportant dans sa fièvre. L’enfant et l’adulte, les adultes de mon rêve ? Je pourrais faire plus d’un rapprochement avec le roman de Stefánsson dont je poursuis la lecture, même s’il ne s’agit pas dans ce cas d’une œuvre concise, mais bien au contraire d’une ample symphonie, un peu débridée (mais on sait l’admiration de Berg pour Mahler, pour une symphonie démesurée comme sa 9ème, et l’on est bien là dans les paradoxes, dans les contradictions – leitmotiv du roman !)
Sur remue.net, voir aussi notes... 1, notes... 2, notes...3 et notes...4
D’autres extraits des Carnets de Marc Dugardin ont été publiés :
Notes sur le chantier de vivre (2009-2013), avec des gravures de Nicolas Grégoire, coéditions Rougerie & Centrifuges, 2017.
D’une douceur écorchée Janvier 2016-Décembre 2018, suivie d’une approche par Vincent Tholomé, éditions Rougerie, 2020.
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photo © Antoine Dugardin