Martine Courtois Dans la cuisine de l’ogre, aux éditions José Corti

Le plaisir personnel est immense de pouvoir offrir un extrait de ce merveilleux livre Dans la cuisine de l’ogre qui vient de paraître aux éditions José Corti. L’essai est aussi érudit que drôle et généreux. Les « Morceaux de choix », à savoir l’anthologie de contes nous fait traverser les continents et (re)découvrir les figures inquiétantes de l’imaginaire humain.
Sébastien Rongier

Voici donc le 17ème et dernier chapitre de l’essai.


17. Contes et recettes


La cuisine de l’ogre sert à la fois le sens et le fonctionnement du conte. Ni être de nature (le loup), ni être surnaturel (dieu dévorant, Cronos), l’ogre est dangereusement proche de nous. C’est surtout vrai des contes français où ces personnages ont très peu de dons ou d’objets magiques, et mènent une existence banale si l’on excepte leur anthropophagie. Même quand on les appelle « Diables », ce sont des diables ordinaires et non Le Diable ; et leurs marmites ne sont pas celles de l’Enfer. Quant aux ogresses africaines, pourtant plus merveilleuses par leurs pouvoirs magiques, elles aussi font et consomment une cuisine proche de la cuisine humaine, et pas seulement pour appâter leurs proies. Stith Thompson entérine cette proximité quand, dans le Motif Index, il classe sous les titres de « cannibals » et « cannibalism » les ogres mangeurs d’hommes. Or on peut dire qu’un animal est anthropophage, mais seuls les humains sont cannibales.

Nos ogres n’entrent pourtant dans aucune des catégories du cannibalisme : cannibalisme de survie (ils ont quantité d’autres viandes à leur disposition), cannibalisme rituel, cannibalisme guerrier, cannibalisme funéraire. Ils mangent de l’homme parce qu’ils aiment ça, et ils le cuisinent pour que ce soit encore meilleur.

L’ogre cuisine parce qu’il est un être de désir. Il ne cherche pas le seul assouvissement d’un besoin, la faim, il accommode les produits comestibles en vue d’une satisfaction hédonique (« bon, bon ! »). La « chair fraîche » des petits enfants, il en fait des plats, des mets, qu’il compte manger à table avec ses invités. Abandonnés par leurs parents parce qu’indésirables, les enfants trouvent l’inverse de l’autre côté de la forêt, le pur désir sans justification. L’application de la psychanalyse aux contes merveilleux ayant donné trop d’interprétations discutables (c’est moins la faute de la psychanalyse que celle des interprètes), laissons ouvertes ici les pistes possibles : projection en l’ogre de l’avidité infantile ; ou à l’inverse pulsions cannibaliques des parents [1] ; figure de mère dévorante, — ou du père incestueux, le cannibalisme ayant à voir avec l’inceste. Mais il ne faudrait pas oublier la cuisine.

Essayons plutôt d’imaginer la sidération qu’ont pu ressentir les Européens quand ils ont découvert ces « cannibales » du Nouveau Monde qui ne mangeaient pas de l’homme à la manière des loups, ni même comme les anthropophages dévoreurs de chair crue dont la littérature abondait dans l’Antiquité et le Moyen Âge [2] : des cannibales cordiaux, voire amicaux ; des prisonniers libres d’aller et venir, de participer aux activités de la tribu, dotés d’une femme dont ils pouvaient avoir des enfants ; puis un cérémonial complexe d’abattage et de préparation culinaire [3]. Bref, des anthropophages fort socialisés quoique vite qualifiés de « sauvages ». L’ogre de nos contes est moins social, moins raffiné, plus individualiste en somme, mais il évoque plutôt ces humains mangeurs d’hommes que le loup ou le dieu Cronos.

Mais par ailleurs, la cuisine de l’ogre sert l’organisation narrative du conte parce qu’elle justifie certaines actions : utilisation du matériel pour cacher les petits ; temps de préparation (chauffer le four ou la marmite, aiguiser le couteau) qui laisse un délai salvateur aux enfants ; temps de répit encore quand l’ogre met ses propres enfants à cuire et va se coucher ; enfin moyen de retourner les instruments de mort contre l’agresseur.

Ces éléments narratifs ne sont pas spécifiques des contes d’enfants chez l’ogre. Le suspens de l’action grâce à l’aiguisage du couteau se retrouve dans les variantes de « Barbe-Bleue » (T.312), où le monstre chantonne en même temps une formulette, comme cela arrive avec le T.327 : « Aiguise couteau coutrille. Pour couper le cou à la belle fille » ; « J’aiguise, j’aiguise mon couteau, pour tuer ma femme qui est en haut » [4]. Certes, Barbe-Bleue ne fait pas la cuisine comme l’ogre, mais la chambre où sont suspendues ses femmes mortes ressemble furieusement à un saloir. Plus surprenant est le Repas d’Atrée dans les versions populaires du « Petit Chaperon rouge » (T.333). Le loup tue la grand-mère, met sa chair dans un garde-manger et son sang dans une bouteille ou un pot. Quand la fillette arrive, il lui dit de se restaurer en mangeant la viande et en buvant le vin qui sont prêts. Et pendant qu’elle consomme ce repas, un animal, chat ou oiseau, lui fait des remontrances qu’elle n’écoute pas : c’est exactement le scénario qu’on a rencontré dans les contes du type « L’enfant dans le sac », quand l’ogre mange son enfant cuisiné par le héros, malgré les avertissements d’un animal. En outre, le loup procède à une substitution de place et d’attributs quand il se met dans le lit de la grand-mère et se coiffe de son bonnet, tout comme le Poucet avec les filles de l’ogre. On imaginerait presque un autre conte, où un pauvre petit loup affamé ¬— « car il y avait plus de trois jours qu’il n’avait mangé », dit Perrault compatissant —, ferait une fâcheuse rencontre dans la forêt, celle d’une fillette en qui il reconnaîtrait vite une ogresse à cause de sa coiffe rouge, de ses abondantes provisions, et de son idiotie. Il ne resterait donc qu’à la duper, beaux discours, manipulation d’indices, repas d’Atrée …

La circulation des motifs [5] suscite de troublantes parentés entre les contes. Hans-Jörg Uther dit du motif : « C’est une unité narrative, et, en tant que telle, sujette à une dynamique qui détermine avec quel autre motif il peut être combiné. Ainsi les motifs représentent-ils les briques de base pour ce qui est de la construction des récits. [6] » La métaphore architecturale, quoique parlante, ne rend peut-être pas assez compte de la grande souplesse du genre.

Dans sa conception et sa réalisation, le conte ressemble plutôt à une recette de cuisine, c’est-à-dire une liste d’ingrédients (motifs) et une séquence d’actions (parcours narratif). Ni les éléments de base ni leur combinaison ne sont d’une absolue fixité. Les ingrédients changent, selon la région, selon la cuisinière, selon l’approvisionnement du jour ; la procédure est variable aussi ; et pourtant, c’est bien le même plat. Le conte est également reconnaissable à un schéma narratif à peu près fixe, mais chaque conteur le développe à sa façon.

Par définition, une recette est quelque chose qui se transmet : recepta, « chose reçue », de recipere, « recevoir » ; ce fut d’abord une somme d’argent, puis la composition d’un remède, puis celle d’un mets. La recette et le conte se sont transmis de manière similaire dans les sociétés paysannes. Les femmes — car ce sont elles qui font la cuisine, et plus précisément les mères — n’enseignent pas leurs pratiques à leurs filles. Celles-ci regardent, mais ne reçoivent pas de leçons de cuisine, et n’ont évidemment pas de recettes écrites dans une société où l’analphabétisme est resté longtemps majoritaire. C’est seulement après leur mariage (et encore, si elles n’habitent pas chez leur belle-mère) que les filles deviennent à leur tour cuisinières, et qu’elles réinventent les pratiques culinaires dont elles été témoins et bénéficiaires toute leur enfance [7]. De la même façon, le conte ne s’enseigne pas : on écoute, et si l’on est doué, si l’on aime ça, on devient conteur. Chaque cuisinière et chaque conteur suit en gros, dans sa réalisation, le schéma connu, mais en y apportant une touche personnelle.

La diffusion par le livre de contes et le livre de cuisine, puis par Internet, a changé la donne. Qu’en est-il, à présent, des ogres et de leurs gibelottes, c’est une autre histoire, qui demanderait l’analyse des versions diffusées par les conteurs professionnels, et celles des livres pour enfants. Mais à première vue, il semble que la création individuelle l’emporte sur la tradition, qu’il s’agisse de conte ou de recette, et que le schéma général soit dédaigné au bénéfice de la fantaisie personnelle.

Quant à la cuisine du Poucet et de ses petits camarades, hélas, quel éditeur accepterait aujourd’hui de raconter, dans un livre pour enfants, comment ils tuent la fille de l’ogresse et en font un savoureux ragoût pour sa maman ?




Martine Courtois

14 novembre 2019
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[1Georges Devereux, « Les pulsions cannibaliques des parents », Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970, chapitre V.

[2Vincent Vanderberg, De chair et de sang. Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen Âge, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

[3Voir les témoignages d’André Thevet (Les singularités de la France antarctique, 1557) ou de Jean de Léry (Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, 1578), témoins oculaires ; et surtout celui de Hans Staden qui faillit être mangé par des Tupinamba et connut donc le point de vue du petit Poucet : Véritable histoire et description d’un pays habité par des hommes sauvages, nus, féroces et anthropophages, édition originale allemande en 1557, trad. française H. Ternaux Compans, Paris, Anne-Marie Métaillié, 1979.

[4Cité par Paul Delarue, Le conte populaire français, 1976, tome I, p.186-196.

[5Je n’entre pas ici dans les discussions très spécialisées sur le type et le motif. Voir entre autres Joseph Courtès, Le conte populaire : poétique et mythologie, Paris, PUF, 1986. …“ Jean-Jacques Vicensini, Motifs et thèmes du récit médiéval, Paris, Nathan Université, 2000.

[6Hans-Jörg Uther, « La nouvelle classification internationale des Contes-Types (ATU) », Cahiers de Littérature Orale, n°57-58 : Nommer/Classer les contes populaires, Paris, Publications Langues’O, 2005.

[7Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, 1979. En ce qui concerne la cuisine, les constatations faites par Yvonne Verdier dans un village de Bourgogne en 1968-1975 correspondent à ce que beaucoup de femmes nées vers le milieu du XXe siècle ont vécu : les mères n’enseignaient pas la cuisine à leurs filles.