Matthieu Guérin | Cour - 2 - 3 (7)
Il est allongé à plat ventre. par terre dans la cour. Il est allongé par terre dans la cour totalement immobile son petit arc d’osier à la ficelle grossière dans sa main gauche tendue devant lui. Son bras droit est à demi plié et sa main posée à plat dans l’herbe quelques centimètres devant son visage. Son visage est levé le menton au ras du sol. Le cou tendu. il simule un affût. Il est. il est vraiment à l’affût. dans son histoire. Dans son histoire rien n’échappe à son attention. L’herbe. l’herbe qui bouge sous la caresse du vent. Et au loin dans la plaine des animaux qu’il va falloir attraper. Le reste. la réalité. La réalité n’est pas son affaire.
Il tourne le dos à la fenêtre de la cuisine et à la porte de la maison. Il tourne le dos. totalement étranger aux autres. totalement étranger à l’activité des autres habitants de la maison. Il n’est pas dans leur histoire.
Son cousin à côté de lui. Son cousin à côté de lui le corps identique. un arc à la main. tendu. comme lui. Ils sont silencieux. pour l’instant. l’œil rivé sur l’objet de leur chasse.
À l’autre bout de la cour les filles jouent et papotent. transportent sur leurs vélos des courses entre la cabane et l’épicerie. Elles traversent alors la cours en diagonale. entre le fond gauche de la cour et les dalles devant la porte. Une autre histoire. à quelques mètres. qui se superpose. qui traverse. Dans son dos son père passe avec de la vaisselle. il va de la porte de la cuisine à la table de jardin. devant la chambre. Puis il retourne dans la cuisine. il revient. Le couvert fini par être mis. Peut-être que sa grand-mère aussi passe avec de la vaisselle. Ou peut-être que sa grand-mère ne passe pas dans son dos mais qu’elle reste dans la cuisine. qu’elle prépare le repas. Bientôt ils vont déjeuner. On les appellera. Mais ça n’est pas leur histoire. ça.
Il tourne la tête vers son cousin. l’autre garçon aussi tourne la tête. Ils chuchotent quelques instants. sérieusement. se regardent du coin de l’œil. Personnes n’entend ce qu’ils se disent. Mais eux. eux se comprennent. Leur plan semble au point. Leur plan est au point et ils n’ont pas besoin de plus. pour se comprendre. La décision est prise dans l’instant.
Personne n’entend le père. vous venez déjeuner ? Ils ne veulent pas répondre. Ils ne répondent pas. d’ailleurs. Ils ne répondent pas quand le père appelle. ou la grand-mère. pour le déjeuner.
Ils sont patients. Ils sont patients les adultes. Ils attendent. Ils savent aussi. Ils savent qu’il est inutile d’insister. de s’énerver. Ils savent que les enfants n’entendront pas l’appel. pas tant que leur histoire ne sera pas finie. qu’elle aura une conclusion. Ou du moins une conclusion partielle. un événement dans leur histoire qui permet d’y inclure le déjeuner. de l’inclure dans leur histoire. Les rassembler avant est peine perdue. il faut que les histoires se croisent. Celles des enfants et celle des adultes.
Alors ils attendent. les adultes. sagement. Ils s’assoient devant la table de jardin. devant la chambre à gauche de la cour. Ils s’assoient devant la table. le couvert est mis. les plats sont là. Le parasol planté au milieu porte son ombre presque complètement à côté. comme s’il était là pour autre chose que de faire de l’ombre à la table. Ils s’assoient et discutent en attendant. pas fort. Peut-être même qu’ils ne discutent pas. profitent juste de l’instant. Peut-être qu’ils ne font que regarder les enfants. qu’ils se souviennent un peu aussi de quand ils étaient enfants. dans la cour. à l’heure du repas.
Les deux garçons bondissent et traversent la cour courants et hurlants.