Matthieu Guérin | Pré - 1 - 1 - deuxième partie (10)
Il l’aperçoit. Il l’a aperçu lorsqu’il est arrivé en haut de l’escalier. Il savait bien qu’il le trouverait là. En prenant l’escalier qui part de la cour de la maison il est passé derrière le mur. Celui qui retient les roches. il est passé derrière le mur et a contourné les rochers. C’est là qu’il savait qu’il l’apercevrait. Dans l’un des deux prés qui sont au dessus de la maison. Le deuxième. C’est dans le deuxième qu’il est toujours. Parce que le premier c’est celui des enfants. celui dans lequel ils peuvent aller. avec ses frères. Seuls. sans demander la permission. Ses parents y ont fait installer une énorme balançoire. alors ils y vont. souvent. Et puis. et puis l’herbe est laissée haute ici. En partie au moins. Les adultes ne jugent pas utile de faucher tout le pré. Alors on peut s’allonger. On peut s’allonger dans l’herbe haute. pour se cacher. Et inventer des histoires. Ou juste regarder le ciel.
Il savait que ce n’était pas dans ce pré. Pas dans ce pré-là mais dans le deuxième. Plus loin. à gauche. après avoir suivi pendant trente mètres le chemin à peine visible dans l’herbe. Il savait que ce serait dans le deuxième pré qu’il le verrait.
Il le voit. Il le voit de dos. courbé. courbé sur sa bêche en train de creuser un trou assez profond pour y mettre ensuite l’arbre posé allongé à côté de lui. le tronc mince car il est jeune et les racines à l’air. Ça lui a toujours fait un peu mal de voir ces racines. Ces racines à nues. comme cela. comme hors de leur élément. Il a l’impression qu’elles souffrent. qu’elles se tordent. Alors il ne les regarde jamais longtemps.
La première image est toujours identique. Il le voit le dos courbé sur sa bêche en train de creuser. La suite non. la suite n’est pas toujours identique.
S’il est de dos et que lui s’approche sans bruit ce n’est qu’une fois à côté que son oncle le remarquera. Peut-être même qu’il va lui demander tu fais quoi. alors qu’il sait très bien ce que son oncle fait. C’est juste une autre façon de dire. Une autre façon de dire je peux rester avec toi. pour que tu m’apprennes. Oui. tiens. prends la bêche. remplace-moi pendant que je me repose un peu. Bien sûr la bêche est trop grande. trop lourde. mais il essaye quand même. toujours. Et son oncle sort sa pipe. toujours.
Parfois. parfois s’il est tourné de ce côté son oncle le voit arriver. Il le voit au moment où il passe le petit muret qui sépare les deux prés. Il le voit et alors il s’arrête. son oncle. Il s’arrête de creuser et plante sa bêche. à côté du trou. Verticalement à côté du trou. Il pose toujours le coude droit sur le bout du manche. Pour s’appuyer. Pour appuyer son bras plutôt. car le poids de son corps est sur sa jambe gauche. la jambe droite légèrement fléchie. le pied parfois posé sur le fer de la bêche. Et il le regarde venir. en souriant.
De sa main gauche il sort sa pipe de sa poche révolver. Un cure-pipe et un briquet aussi. Il transfert habilement dans sa main droite celle dont le coude est appuyé sur le bout du manche de la bêche il transfert dans sa main droite le cure-pipe et le briquet. Il pique le tabac qui se trouve dans le fourneau. tasse du pouce. puis porte le tuyau à ses lèvres et allume la pipe. Il continue de le regarder venir. Il sourit toujours.
En s’approchant il sait déjà. Il sait déjà l’odeur de miel du tabac de son oncle. Mélangée à l’odeur de la terre retournée. Il sait déjà qu’ils vont échanger quelques mots. très brefs. Tu viens m’aider. Vas-y c’est à toi. Peut-être que son oncle ajoutera quelques indications sur la largeur à donner au trou. Ou sur sa profondeur. Ça n’a pas vraiment d’importance. de toute façon la bêche est lourde et il ne donnera que quelques coups.
Après. après son oncle range sa pipe encore chaude dans sa poche. Il reprend la bêche. Il se remet à creuser. Lui il reste accroupi. au bord du trou. Il regarde. Il ne pose pas de questions. il retient l’enchaînement des gestes. de ce qu’il faut faire pour planter un arbre. ne plus voir leurs racines tordues. douloureuses.
Il reste accroupi au bord du trou. il regarde. il ne sait pas s’il gêne son oncle. mais son oncle ne dit rien. juste parfois attention pour ne pas lui faire mal. quand il jette la terre plus loin.
À la fin il tient l’arbre. à la fin c’est lui qui tient l’arbre. Tout droit. le plus droit possible. pour aider. Pendant que son oncle remet la terre. Toute la terre qu’il a retirée il la remet. Puis ils redescendront dans la cour pour ranger les outils. Et ils recommenceront l’année suivante.