François Durif | À ma sœur

Depuis le 18 mai, je tiens le journal d’un plâtrier en vue de l’opération "à ciel ouvert - chantier interdit au public" qui aura lieu du 15 au 26 juin au Générateur.

Passager clandestin, 2011

25.05.20
La couleur, c’est pas moi, c’est ma sœur. Les chantiers, pareil, c’est pas moi, c’est ma sœur. On peut dire qu’elle s’en est tapé autrement plus que moi des chantiers, des plus longs, des plus pénibles. Je ne sais pas si c’est pour faire comme ma grande sœur que j’ai pris le relais – à ma façon, à mon échelle. Comme si, au sortir des Beaux-Arts, on n’avait pas d’autre choix que celui de se coltiner des chantiers de plâtrier-peintre pour gagner à peu près correctement sa vie. Parce que c’est pas avec son travail d’artiste qu’on va gagner sa vie, ça, on le sait dès le départ, à part quelques individus qui sont déterminés à percer et pensent à leur carrière dès leurs premiers pas dans le monde de l’art. Je n’appartiens pas à cette catégorie, n’ai développé aucune stratégie dans ce sens-là, j’en étais bien incapable ou n’en avais pas suffisamment envie. Je n’aimais pas trop non plus l’attitude des personnes susceptibles de lancer la carrière d’un jeune artiste. Donc, j’ai bifurqué assez vite, pressentant que je n’arriverais pas à me frayer un chemin dans les allées surexposées du monde de l’art.

Pas vraiment un intellectuel, pas vraiment un manuel, donc on va dire que je suis un artiste, c’est la réponse que je donnais à mon oncle quand il me taquinait au sujet de mes velléités d’artiste en herbe. Je n’ai pas pour autant le sentiment d’être un produit d’école, puisque je n’ai pas vraiment joué le jeu, ne l’ai guère fréquentée, ai plutôt tourné le dos à l’enseignement que je pouvais y recevoir. C’est pour cela que je me perçois davantage comme un autodidacte. C’est en lisant-écrivant, en fréquentant musées et galeries, bars et bordels, que j’ai appris peu à peu à m’orienter dans l’expérience.

À quinze ans, le premier job d’été que j’ai trouvé, c’est sur un chantier, celui du plâtrier-peintre, et je me suis coltiné les tâches que l’on donne à un débutant dans le métier : lessiver les murs, décoller les papiers peints, ouvrir les fentes, reboucher les fentes, et enduire. Je ne me souviens pas que l’on m’ait montré les gestes, j’ai appris tout seul, en regardant comment mes aînés faisaient. Mes poignets ne sont pas épais, mais je ne manque pas d’énergie. J’ai alors découvert le plaisir que l’on tire d’un travail manuel, le léger engourdissement que l’on ressent dans tout le corps à la fin de la journée, l’envie de picoler pour se détendre un peu avant d’aller au pieu et de reconstituer ses forces pour le lendemain. Parce que c’est vrai que ça crève un chantier, le nombre de petits pas qu’on fait dans une journée, en grimpant sur l’escabeau, les positions de corps, la nuque raidie après avoir passé des heures à décaper le plafond, le bas du dos endolori après avoir manié-porté des sacs de gravats. Sans parler des mains sèches, du poignet qui déconne après des journées d’enduit. C’est le corps qui encaisse, emmagasine, enregistre, se souvient. Quant à la tête, tout va bien, un chantier rondement mené rend joyeux, la vie simple.

Pour revenir à ma sœur, elle est beaucoup plus pro que moi dans tout ce qui touche de près à la mise en œuvre d’un chantier, elle a du métier, de l’expérience, et une sensibilité à l’espace, aux teintes, que je n’ai pas. Elle est très forte dans le choix des couleurs, elle les fabrique elle-même, et elle trouve toujours des coloris inattendus qui mettent en valeur les volumes qu’elle traite. Je me reconnais dans l’énergie qu’elle déploie, elle ne ménage pas sa peine, elle est, je crois, aussi perfectionniste que moi, ses enduits sont impeccables, mais elle manie le pinceau autrement mieux que moi, elle fait tout à main levée, et pour rechampir, elle est fortiche ! Alors que moi, je suis plutôt le roi du ruban adhésif, depuis les années passées dans l’atelier de Thomas Hirschhorn et les milliers de kilomètres de scotch que j’ai dévidés. C’est finalement la seule habilité que j’ai développée : je sais manier le cutter, écrire avec des lanières de ruban adhésif, construire des volumes en carton avec du scotch havane, en couvrir des surfaces entières.

C’est comme avec l’enduit, je ne sais pas où j’ai appris, mais j’aime l’enduit, ne me lasse pas d’enduire, de poncer, de rendre la surface de plus en plus lisse, ça m’apaise, le fait de voir ce que je fais, la possibilité de recommencer, le repentir possible, le souffle qui accompagne ces gestes répétitifs. Dans le métier du plâtrier, on ne parle pas de gestes performatifs, et pourtant, on pourrait dire que la gamme de gestes que déploie un ouvrier du bâtiment relève de la performance, et que chacun développe sa manière, une certaine façon de manier les outils, une économie de gestes, afin de ménager le corps, ses rouages, ses mécanismes internes.

Sur un chantier, on apprend à se connaître, à reconnaître ses forces et ses faiblesses, on s’engueule, on parle tout seul, on parle au mur, on ressasse aussi un peu, et si ça jacasse trop fort dans la tête, eh bien, on allume la radio, on a toujours un transistor à côté de soi pour se tenir compagnie. Plâtrier-peintre, c’est un métier de solitaire. C’est rare de travailler à deux ou trois, en tout cas, dans les chantiers qui m’ont été confiés, j’étais souvent seul et j’aimais ça, personne pour m’emmerder ou me dire ce que j’avais à faire. Il se peut qu’avec l’âge, j’ai pris des mauvais plis, il se peut que mon corps encaisse moins bien, « j’ai pris », comme on dit, je ne suis plus un jeune homme, l’énergie n’est plus la même, il me faut apprendre à l’économiser.

Et puis, ces derniers temps, j’ai perdu l’entraînement, n’ai pas attendu le confinement pour adopter un mode de vie sédentaire. Un être cul-de-plomb, voilà ce que je suis devenu, corps rivé à sa table, regard rivé à son écran, à s’en faire mal aux yeux. Et je ne parle pas du temps perdu sur les réseaux sociaux à mater ce que les autres font, lisent, débattent. À la longue, cet usage de l’autre via les réseaux, ça ne fait pas du bien, ça devient binaire : j’aime, j’aime pas. Le plus souvent, ça nourrit une sorte de ressentiment, les gens l’ont mauvaise, on sent monter une frustration, chez soi, chez l’autre. C’est comme si chacun attendait que son voisin se casse la gueule, dégringole, tombe malade et meurt. J’ai remarqué que la mort est omniprésente sur ces réseaux, particulièrement sur Facebook qui est plus près d’une boîte à faire-part que d’un lieu de réel partage. Je préfère encore poncer mes murs.

Au lieu de garnir mon mur Facebook de publications plus ou moins fines et digestes, je ferais mieux d’aller bosser. C’est quoi cette manie de vouloir tout commenter, tout documenter au fur et à mesure ? Encore une fois, cela revient à se regarder vivre et c’est précisément contre cette inclination que je voudrais agir. Et pourtant, en rédigeant ce journal, qu’est-ce que je suis en train de faire ? Je n’échappe en rien au regard intro-rétro-spectif, je m’ausculte, tâte le terrain, ré-agence des motifs anciens, fais du neuf avec du vieux. Je ne remue pas le petit doigt, cherche à me déprendre, finalement, ne sors pas du sillon qui est le mien.

9 juin 2020
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