Michèle Cohen-Halimi | Dire, ne pas dire, alternative inconséquente
Dire, ne pas dire, alternative inconséquente
L’attention du lecteur est d’emblée retenue par le titre du livre Chant tacite. Qu’est-ce qu’un chant qui se tait ? De quel silence un tel chant procède-t-il ou quel silence enferme-t-il ? À quel lyrisme suspendu le poème donne-t-il lieu ? Dès qu’on ouvre le livre, la question se complique par la scansion des temps caractéristique du journal, celle-ci paraissant disperser l’unité du chant pour monnayer en paroles discrètes le continuum du silence. Le titre du livre comme l’ordre du jour propre au journal créent l’énigme d’un silence qu’on entend sans mot dire. Un silence à déceler ou dé-sceller. Un silence qui « perce le carnet / de cela / qu’il ne cherche pas à écrire ». Un silence tourne autour du dit et le dit lui-même tourne autour du silence, cette rotation double et inversée ne supprimant pas l’écart relatif des deux termes. Loin de toute fusion ou confusion empathiques, le rapport du dit et du silence se noue sur un mode discontinu, intermittent, que la forme « journal » favorise et qui se veut réfractaire au progrès linéaire, cumulatif, de l’enchaînement des mots et des jours. Dire en ne disant pas, ne pas dire en disant, jour après jour : « je tourne autour de quelque chose / je n’en sais pas la raison ».
Les livres finissent toujours par se lire les uns les autres, un livre précipitant presque toujours fatidiquement la lecture d’un autre livre. Aussi le lecteur remonte-t-il le temps pour lire Inscriptions de Charles Reznikoff, postfacé par l’auteur de Chant tacite en 2018. Il y aurait « Un éloge funèbre bien phrasé, un chant funèbre à voix basse » (Inscriptions) qu’il faudrait reconnaître dans la composition sérielle du journal, comme à la source d’une « méthode Reznikoff » (selon l’expression de Jacques Roubaud cité dans la postface d’Inscriptions (PI)) mise à l’œuvre dans Chanttacite et énonçant par les intermittences de la « voix basse » brisant le « bien phrasé » du poème, non pas l’extinction du lyrisme, mais plutôt — et la forme « journal » y insiste — les conditions de possibilité et d’impossibilité de la mise en vers et du passage à la poésie : « le système de visée / d’intermittences et de tensions/ l’arc de l’éclair qui ne cesse / d’émettre une matière / fondue d’un trait dans la mémoire »
Qu’est-ce que « l’invention pudique d’un témoignage vrai » (PI) ? De quelle pudeur à dire le silence témoigne-il ? Qu’est-ce qu’une exposition de l’histoire lue jusque dans « ses manifestations infra-ordinaires » (PI) ? La réponse apportée parChant taciteaux questions venues de Reznikoff procède elle aussi d’un montage. L’attention de l’œil est moins portée vers les objets et les « choses vues » que vers ce qui du paysage échappe à la visibilité et ne devient lisible qu’à travers les traces, infimes, ténues, laissées par sa disparition, traces qu’il faut non pas regarder mais faire sortir de l’insu du visible. L’œil n’accède donc à la lisibilité de l’histoire qu’à partir des instants intensifs du langage où nul intervalle de temps, nulle dialectique, ne vient plus résorber dans une continuité paysagère les troubles de la vue, l’effritement des certitudes du regard, les miroirs de la pensée trompée et l’infini des puissances de mort : « l’illisible / qu’il me faudrait ouvrir ».
Mais de quoi le chant tacite témoigne-t-il ? Le montage n’est pas seulement réfractaire à toute dialectique conciliatrice — la forme « journal » l’atteste, qui fait consonner succession et discontinuité —, il est plein de faux raccords, qui trament et empêchent de plein fouet le passage au poème. Peut-être la recherche d’une articulation nouvelle entre le staccato de la note et le vers distillant ses effets dans des disparités d’échelle.Ou bien encore deux dimensions distinctes, vers et phrase, intérieures au langage, l’une recouverte par l’autre, mais continuant à sub-sister et sub-venir sous l’autre. Comme si parfois le vers se trouvait pris dans des cristaux de phrases et des strates de mémoire prosodique non représentées (Reznikoff, Dupin) : « le matériau mandelstam / a rentré l’autre soir son soc dans la voix de jacques / de l’une à l’autre la résonance / la physionomie de la lecture ».
La mort du père (« me souvenais de mon père /tout opposé au verbe mourir »), la mort de Jacques Dupin (« le roi est mort » / […] / un dernier vers au fond du crâne »), le pourrissement presque imperceptible d’un fruit oublié sur la table entrent dans la composition sérielle d’un ensemble de deuils etde vanités qui accusent pourtant l’impossibilité de la composition et aggravent l’absence de continuité de la série. Les variations de la douleur sortent de l’échelle d’une mesure partagée. Le langage du deuil n’est plus proportionné à des mots communs. Le poème est à la fois empêché et requis par la nécessité de dire la singularité de ce qui disparut.
La tension du « chant tacite » parlant par le silence, taisant en disant, crée ainsi autour du poème un espace tenant à distance les mots et les noms communs qui le portent. Depuis ce creusement silencieux des paroles, grâce aux lacunes ouvertes dans la série des jours « dys-posés », par les circulations profondes de la mémoire se prépare lentement l’écoute d’un « chant funèbre » singulier parlant dans l’insu des voix qui savent et formant peut-être le cœur « 20 janvier » du poème — le chant de Simon Srebnik : « la voix de l’enfant pubère est restée / dans l’homme que la barque lente / du pays froid soulève ».
Et cette voix « restée » définit presque au milieu du livre le mouvement interne d’une mémoire déplaçant le non-savoir de l’intelligence pour forcer celle-ci à ouvrir ses phrases à l’illisible et regarder la signification exacte du crime. Une éthique du poème « peut-être pour demain ».
* Agnès Thurnauer, Prédelle (maintenant) 2008
https://agnesthurnauer.net/paintings/predelles