Petr Král | L’avenir, et autres poèmes
Peter Král, écrivain tchèque de langue française, figure dans l’Anthologie permanente de poezibao, avec une bibliographie et des liens.
Il écrit et publie des poèmes, des essais, des proses dont le récent Enquête sur des lieux [1], récit de promenades dans de secrets espaces et des « lieux sans contours », des lieux possibles.
L’avenir
Derrière T. qui attend à l’arrêt
de tram s’élèvent déjà du paysage de nouvelles fautes et
erreurs,
lacunes dans les traités et dans ce qui est écrit,
manques dans les réserves.
Il va falloir les accueillir, intégrer les lacunes au paysage
et les faire visiter aux invités,
en chemin faire bâiller le vide des tournants
dans sa propre bouche.
D’abord, certes, saluer T.,
à commencer par le chapeau.
Ce matin
« Zéro degré » dis-tu
et c’est vrai
Zéro derrière nous
et zéro devant
Le zéro matinal en toi
à faire resplendir de nuit
Plus avant dans la journée
le zéro sonore de midi
Sur la peau nue à peine le rien glissant léger
du bruissement dans la penderie et au sous-bois
que de doux chasseurs rident à l’horizon
Dans les champs où la victoire entre en gare
tandis que l’armoire vide se remplit de soleil tardif
Le ruisselet dans tes veines en bordure du paysage
alors que tout gloire on fend la clarté
jusqu’à l’os au rien qui monte radieux
du fond de l’heure zéro
« J’ai déjà payé ces croissants pourris ! »
m’entends-tu dire le matin
à peine réveillé
et c’est vrai on ne les a payés
que trop pour chaque croissant pourri pour le pain bourré de
leurs rôts
et de leurs pets
on les a suffisamment réglés
pour les regards affamés dans les trams les hurlements qui
ouvraient dans notre dos
un abîme de guerre et du feu grésillant des souterrains pour
la lourde masse de l’éternité
partagée d’avance avec leur halètement
on a bien payé pour la journée maussade
sous les fenêtres où ils nous entraînent encore
à venir heurter du regard le rebord tranchant de la
neige durcie au-delà du jardin à poser la main sur le
métal glacé d’une balustrade
On a assez donné que donc à présent pour rien ils nous
portent
un bout d’un pas léger
Bonheur
À une table sortie
sur le trottoir par le beau temps
tardif d’un midi d’octobre
déguster une souris d’agneau
consentant à sa chair moelleuse
tout comme à l’arrivée d’une vieille Américaine bien marinée
à la table voisine
Reconnaissant des étincelles dans mon verre des flottements
d’anges
absents qui entre deux bouchées
rident l’air rayonnant
(autant que des bouts d’ailes en bois que les serveuses
repêchent de l’ombre
derrière la porte du bistro pour caler notre table branlante)
D’avance jubilant de pouvoir demain au retour
à Prague dire à ses proches « hier encore sur le trottoir
inondé de soleil tardif je goûtais une souris fondante - »
Ceinture
Et encore le mot jardin
à côté du mot os
à soupeser avant de pénétrer
dans le vide qui les sépare
les mots arrondi et pluie
comme promesse et espoir de traverser
une journée de plus (dans l’échoppe à gauche presque
sur la place j’ai acheté une ceinture) jusqu’au revers Au
soulèvement vespéral des mots toi lampe
et au soupir de l’horizon au-delà
Je rentre
sous les arbres en silence
seulement (en plus ?) une grise ombre d’archives
sur le gris du macadam
en complément le vieil or
rappelé d’un coup du fond de la façade
(sans prononcer le nom)
par le soleil tardif
la journée pour autant
n’est pas finie pichet arrive
et bousculades le chauffe-eau de quelqu’un dafalgan
tome quatre
pour quelqu’un une diète
un dieu
Paysage
Au-dessus du champ la fumée déchire l’air
comme le rideau d’un temple distant,
pour un peu, le péché n’existerait pas,
seulement le châtiment prochain.
Et les usines dans la brume,
l’humidité suintant des murs.
Un biseau dans la cour
tombe loin du marteau,
une discrète pluie d’épingles, côté féminin,
descend de la bouche vers le fond des mousses
alors que l’aube pointe dans les hanches, de biais.
Peuplement
1
Sur la place principale de Görlitz
ils n’étaient que quatre dit Alena
et elle semble penser : ce n’est pas ce qui sauvera le monde
Certainement pas mais ce n’est pas rien
non plus Toi-même à présent tu donnerais beaucoup
pour les voir pour puiser la force dans le geste vantard de
l’échalas
pour tirer une bouffée de tristesse du recueillement
timide du gringalet à côté Pour que plus loin tu te glisses
sans accroc dans la lumière
entre les silhouettes de deux badauds Que tu caresses du
regard le rebord d’une fontaine vide
et pénètres dans le jour avec la pertinence du mot Repassage
sur l’enseigne qui a étalé ses lettres dans ton dos
2
À l’horizon s’élevaient des villes de fumée
le destrier mort a rejoint les coulisses
l’année dernière on a escamoté ta mère
sur la place de G. ils n’étaient que quatre
mais ils tenaient bon un peu
de travers mais debout faisant face
à un ciel blêmi aux côtés de l’antique fontaine
On arrive
L’arche navigue toujours
on ne lit plus mais quelque part le bâillement du livre
délaissé creuse toujours plus profond le silence des potagers
En heurtant le prochain orage déjà
nous rentrerons presque chez nous
Les matrones mieux installées chaque jour
dans le château fort de leur chair
Le monde dès maintenant avancé de l’épaisseur du ventre
des messieurs chuchotant excités face à une devanture
comme si au-delà du lit qui la remplit il pleuvotait
doucement
sur un rocher maternel
Rompez
Le vieux sage Perahim n’est plus
l’Arabe derrière la vitrine de sa boutique
fabrique des enseignes au néon il cale un tube blanc avec un
bout de bois
puis aussi avec son portable longuement il chauffe le tube
avant de le froisser d’un geste expert Et encore À peine
lève-t-il un œil dégoûté
qu’il continue à chauffer Mais tout à coup il laisse tomber
et disparaît à l’arrière Une flamme blanche jaillit toujours
du chalumeau au fond du local
mais de bonhomme point Il ne reviendra plus
Derrière la vitrine rien que le blanc jaillissement
et un tube froissé sur l’établi
au loin seulement l’horizon bordé des pas plus feutrés
à chaque instant de déménageurs toujours plus nains, maman
alors qu’ils te traînent de plus en plus loin
tout comme la Blanche-Neige morte de l’Histoire
[1] Éditions Flammarion, 2007.