Philippe Rahmy & Fred Griot | Crops (film)
crops | film 7’30
réalisation : Philippe Rahmy et Fred Griot
comédienne : Sophie Magnaud
pour se joindre au projet général Instin
Après la lecture « Le silence comme rencontre », je m’assieds au frais dans la cour du Centre Cerise avec le public et les amis. Alors très heureux, mais aussi très sonné, le dos mis en marmelade par le TGV Lausanne-Paris, j’absorbe les yeux fermés, des deux mains, du picrate à la morphine, des bouches s’ouvrant sur ma peau quand j’en approche mes gobelets. L’effet cumulé de la drogue, de l’alcool et de la douleur fait toujours merveille sur le moment et, pour peu qu’on ne soit pas seul, scelle des aventures à coups de visions et de serments dont on voit, le lendemain, ce qu’elles ont déclenché de fou et d’irréversible. Assis face à face dans l’amitié béate, Fred Griot et moi avons ainsi décrété que nous ferions un film pour le Projet Instin. D’emblée, le dogme est posé : « western surréaliste »…
Six mois plus tard et 72 emails plus loin (j’ai compté), on se retrouve sur le Causse du Larzac au-dessus de Millau. Ce que je savais de l’endroit se résumait à « base militaire » et « confédération paysanne ». On a vu un peu les deux, les étendues désertes et clôturées, fourrées aux ogives, comme la grand’messe bio de Montredon, bourrée de touristes et de marchands du temple. Deux décors parfaits pour un film de George Romero. Mais pour nous, pas de zombie au programme. Même si chaque matin, avant d’attaquer le tournage, on fait une halte dans un bar-tabac de La Cavalerie où les clients, en habit de camouflage et Pastaga, lorgnent jaune l’arrivant. On demande du papier à rouler et des bonbons à la patronne qui répond « quelle sorte, les bonbons ? forme de fraise, de camion, de trèfle, de Schtroumpf ? ». Silence. « Donnez de tout ». Et les camouflage de lâcher, pâteux, « donne les Schtroumpfs, Madeleine ! Ha ha ha etc ». Après quelques jours de ce rituel matinal, on a décliné une invitation à la chasse (au Schtroumpf ?...).
Fred, ses deux filles Clara et Anna (qui réalisent le making of), sa compagne la comédienne Sophie Magnaud, campent sur le terrain de Valéry (dit Lily) qui s’est installé ici il y a une quinzaine d’années, et vit en autonomie entre potager, panneaux solaires, éolienne et amis. Le tournage est prévu sur trois jours, le montage sur deux. Après avoir dépiauté et peint les deux mille piquets, adapté une lame sous le tracteur Renault 1954 et appris à le lancer en court-circuitant les fils, après avoir mis au point costume et maquillage, on débarque chez l’agriculteur qui nous met un coin de champ à disposition. C’est l’aube, on tire l’homme du lit. A midi, nous sommes encore à table derrière nos cafés, passablement irradiés par la discussion. On apprend comment la guerre des pouvoirs personnels a perverti l’élan collectif des paysans, quelle désillusion étreint aujourd’hui des types comme lui, mais aussi quelle générosité intacte le porte. Pour son champ, une consigne, ne pas laisser fuir les bêtes qui nous attendent, cornes en avant, œil éteint vaguement posé sur notre convoi champêtre lancé à toute allure, comme au temps des pionniers.
Existe-t-il un mot qui ne soit pas désert, ni calcaire, ni terre humide sur un millimètre puis poussière compacte, ou lunaire, jusqu’en Chine, mais qui contienne tous ces types de sols, sans qu’il soit possible de dire lequel l’emporte sur l’autre, tant ils se présentent entremêlés, dans le contre-pied des attentes qu’on s’en fait ? Et le sol n’est pas tout, puisque le vent, aussi dur que lui, en fait partie dans le Larzac. Deux mille piquets rouges, à peine secs, plantés à la main sur une dalle de cuivre et couchés à mesure par un cousin du Mistral … alors on plante plus profond, par quarante degrés, à quatre pattes, chaque tige dans le caillou, on plante si fort, pour contrer le vent, qu’on se retrouve finalement assis au bord du champ comme devant une colonie d’oursins-buffles dont les épines de fer ensanglanté trouent la main et repoussent le couteau de qui voudrait les décoller du rocher.
Aujourd’hui, alors que je me retrouve à nouveau enfermé à double tour, premier cercle de la frontière helvétique aseptisée, sauvagement inhumaine et bien bordée derrière les oreilles, second cercle du corps meurtri, alité, sans force, je respire encore sur le rythme de l’éolienne qui alimentait notre studio de montage à l’air libre, sous les arbres, derrière les caravanes. J’ai subi une profonde métamorphose dans le Larzac : désormais, la blessure m’effraie. Je le dis avec une conviction nouvelle, une forme d’euphorie plus dévastatrice que ne l’a jamais été la douleur. Une telle rupture avec soi-même provoque un vertige qui ne cesse de croître à mesure que je contemple l’étendue des dégâts objectifs provoqués par mon dernier accident. Que vois-je en ce moment ? Partout les signes d’un dérèglement physique, dispersés à plat, alors que le regard se détourne, se désintéresse de ce spectacle trop connu. Je veux dire, à supposer qu’il soit possible de rassembler tous ces morceaux et de les apparier en une seule figure suffisamment équilibrée pour supporter son propre poids, aurais-je encore le sentiment d’avoir atteint quelque chose ? Jusqu’à peu, je faisais mes livres dans ce matériau, avec l’impression diffuse d’orienter le futur. Mais je ne veux plus décrire ce glissement à travers des couches toujours plus fines de frayeur. La guerre ne fait plus partie de l’histoire et le travail ne s’imagine plus solitaire. CROPS a plié la voie…
Il faudrait encore raconter le fou-rire récurrent du « action !...moteur ! », la course à tombeau ouvert entre les arbres la nuit, le chien orphelin dormant sous la voiture, les écrevisses en costume de bagnard, les repas à l’accordéon, les hauts murs de paille, les castors et leur scierie libertaire, le tipi, les vautours, les harengs, et surtout crier : « amitiés nouvelles ! ». Mais là, c’est à « CROPS » de prendre la suite…
Philippe Rahmy