Pierre Drogi | Résonances (2)


Il arrive que les significations et la portée d’un texte parviennent d’une lumière plus vive, comme presque neuve à son auteur quelque temps après sa parution. Ainsi en avait-il été pour Pierre Drogi à l’égard de Fiction : la portée non mesurée de la parole. Il en avait écrit une brève présentation mais le texte, intempestif, était resté dans les cartons. La parution récente de deux livres, de Gérard Pfister et d’Alexis Pelletier donne l’occasion de la lire, en compagnie de la postface à Levées (éd. de l’agneau, 2008) et de la présentation d’Afra /vrai corps (Le clou dans le fer, 2010) en résonance avec ceux-ci.



Racine à la parole

réflexions subjectives, et provisoires, autour de la parole et du sans-parole
Postface à Levées, atelier de l’agneau, 2010

1

Quand il est question de poème il est beaucoup moins question de parole qu’on ne pense.
Il s’agit de hors-parole et de sans-parole que les mots insuffisants viennent prendre en charge pour rendre valeur et prendre en compte. Il s’agit en outre d’un lien adressé depuis derrière le langage et retourné au hors-langage : amour du sans-parole situé quelque part au fondement de la parole.
On pourrait dire au sujet du poème qu’il est et n’est rien d’autre qu’une simple parole, mais tellement attentive à ce que signifie signifier ou exprimer ou dire ou prendre en charge qu’elle fait entendre à la fois tout cela à l’œuvre ou en acte.

2

Ce qui est déterminant pour chaque parole, c’est sa racine ; ce dans quoi elle s’enracine. C’est cela qui la juge ou la frappe de vanité, de nullité.
Si la parole ne s’enracine dans rien d’autre que de la parole, elle fonctionne dans le cercle clos du littéraire, ou dans n’importe quelle autre sphère de la parole spécifiée par un genre où elle évolue ; elle a toutes les chances d’être stérile.
Si la parole s’enracine dans le hors-parole, elle touche alors celui qui l’entend ou la lit dans sa propre perception du sans-parole.

3

La parole « poétique » chemine à la recherche d’un acte et cet acte pourrait se dire doublement, en recourant simultanément à deux formules du poète tchèque FrantiÅ¡ek Listopad :
Lis inexactement ce que tu lis (afin de lui donner sens en enracinant sens et valeur à l’intérieur de ce qui constitue ta propre singularité, à partir de ton propre fond qui te fonde, à partir des liens et relations qui te lient et par rapport auxquels ta singularité se détermine) et : Les petites choses, notées, deviennent plus importantes. Elles le deviennent en effet à condition que tu les prennes justement en compte, c’est-à-dire avec justice et justesse, en enracinant cette parole que tu reçois ou entends (ou écris !) sans la laisser sécher, stérilement, comme seule parole.

Il convient de ré-enraciner, autrement dit, autant qu’il est possible le dépôt confié par la parole au-delà de ses limites (intérieures et extérieures à elle comme à celui auquel on la confie).

Présentation de Fiction : la portée non mesurée de la parole

éd. Passage d’encres, 2016]


On peut se demander si ceux qui deviendront un jour écrivains ou lecteurs compulsifs (sous addiction ?) ne souffrent pas au départ d’une sorte d’hypersensibilité aux mots, s’ils ne sont pas finalement plus perméables que d’autres à l’effet hypnotique du langage, au pouvoir suggestif de la parole quand elle cherche à vous orienter, bon gré mal gré, dans un sens ou dans un autre.
Peut-être faut-il s’être senti victime d’une fausse direction imprimée par des mots à notre esprit et à nos représentations pour tenter de s’en défendre ou de s’en dégager, de retourner l’instrument de capture (un piège) en instrument de liberté ? La « fiction », ce que ce livre tente de définir sous ce nom, propose l’expérience (l’expérimentation ?) d’un déconditionnement à l’égard des mots, et conséquemment de celui qui les éprouve ou les lit, par les mots eux-mêmes, sous le régime paradoxal du « comme si ». Elle le fait paradoxalement, en tournant ce qui pourrait être un mal – la capacité qu’ont les mots à imposer des formes ou des images – en bien. Ou encore : elle métamorphose le poison en remède, la contrainte en liberté, car elle constitue un pharmakon. Comme de toute chose, son effet dépend avant tout de son usage.

La fiction, par la force du « comme si », fait avant tout sortir son lecteur des rapports habituels de hiérarchie (de stabilité hiérarchique) et de pouvoir : ambiguë, elle remet en jeu tous les termes du jeu. Elle ne décide rien à la place de son lecteur, elle l’invite (et l’oblige) à une interprétation, à une définition nouvelle du rapport ou des rapports établis par la parole, par exemple entre les choses et les mots, entre l’ouïe et la vue, entre le locuteur et l’interlocuteur, hors des conditions habituelles de vérité, sans garde-fou. Elle impose de la sorte une remise en cause des identités antérieures à cette confrontation avec le « comme si », et elle les interroge. « Je ne suis pas ce que je suis » est une formule qui appartient à Shakespeare autant qu’à la fiction elle-même. Avec sa voix caverneuse, elle provient de son tréfonds.
Ainsi la fiction permet-elle de s’extraire au moins temporairement des usages idéologiques du langage (et ces derniers peuvent s’appliquer dans tous les domaines de l’activité humaine, y compris littéraire !) en extrayant la parole de toute intention de manipulation ou de pouvoir. Parole pesée comme parole et dans l’acte de parole, elle rend perceptible, par une sorte de mise en abîme, le principe même de visibilité de nos représentations, autorisant comme le chanvre chez Michaux à « espionner les mécanismes de l’esprit ». C’est cette espèce de mécanisme que ce livre tente de mettre au jour et de débrouiller avec son lecteur.

Portrait en creux du livre et d’un lecteur

Présentation d’Afra / vrai corps, mars 2010 ; texte repris dans la revue L’Intranquille n° 1, octobre 2011

En art, les intentions ne sont pas comptées : en exposer serait inutile, peut-être ridicule.
Il n’y a pas de recette pour lire un texte de fiction ou un poème. Ou s’il y en avait une, elle consisterait tout au plus à se laisser aller à lui pour en éprouver l’effet, quel qu’il soit, dans une forme étrange de confiance préalable, tant à l’égard du texte que de ses propres capacités à arriver jusqu’à lui et à l’entendre… Sans cette réciproque confiance, dans la bienveillance du texte à l’égard du lecteur et dans celle du lecteur à l’égard du texte, il vaut mieux aussitôt fermer le livre et renoncer.
Depuis le texte déposé sur la page, comme un précipité ou comme la notation d’une expérience dont les mots et même les blancs fournissent la trace, le « texte poétique », pulvérisé, déserté par les explications, les échafaudages et les intentions de celui qui l’a noté, s’offre, en dépit ou en raison de son caractère « obscur » (réduit à sa plus humble nudité), à l’expérience délicate, énigmatique et singulière de la lecture. Il vise, à partir de sa propre singularité (de son propre fond), quelque chose de singulier en celui qui le lit : de l’irremplaçable, du non-conforme, du dissemblable, un point qui marque celui qui lit comme inconfondable avec tout autre « un ». Le paradoxe veut que cela s’opère avec des mots communs, traités comme s’ils étaient tous des noms propres, traités comme des mots jamais vus, jamais lus, jamais employés. Et pourtant ces mots mettent en branle une mémoire de tous les autres mots et de tous leurs autres emplois de mots…
Le malentendu, les malentendus possibles font partie du jeu. Tout est désormais affaire d’interprétation et d’écho : le lecteur prête sa voix au texte, elle en revient, déformée, le lecteur écoute ce qui remonte jusqu’à lui, ce que sa voix, sa voix modifiée éveille parmi les sens, communs et singuliers, dont il dispose. Il y a confrontation, échange, rencontre entre la singularité (qui peut aller jusqu’à l’étrangeté) résistante du texte et ce que le lecteur, nouveau Bernard Palissy, en quête du sens, est prêt à y jeter : rencontre entre un feu et ce qu’on expose à ce feu.

Mode d’emploi abstrait du livre ? Portrait en creux de celui qui lit ?
Incitation à donner visage à ce qui, jusqu’à présent, encore enfoui entre les mains, ne demande qu’à relever la tête.

*

Sur Sitaudis.fr - Extrait du chapitre VII, « Effacements du poème » :
« Mais l’odeur de la forêt n’est pas croate, l’odeur de la forêt n’est pas serbe ; l’odeur de la forêt n’est pas l’odeur de la forêt ni la forêt même forêt. (Et le poème qui prétendrait d’ailleurs, de surcroît, expliciter cela n’est pas même assuré d’être un poème.) »
Sur poezibao, un entretien avec Emmanuèle Jawad :
Pierre Drogi : « (….) cet autre régime de la fiction (….) dégagé du souci de réalisme, et plutôt préoccupé de ce que raconter veut dire que d’une description pure et simple d’un "réel" d’ailleurs toujours en fuite. Une fiction assumée comme telle et libératrice, éprise d’humanité "en acte" ». »
Dans la revue Traversée, chronique de Jean-Luc Breton :
« Pour Pierre Drogi, en effet, la poésie est une forme exacerbée, paroxystique, de la fiction, conduite à sa forme la plus essentielle. »

5 mai 2023
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