Plonger dans la mer aux mille récits
Plonger, bien sûr il le faut, et sans crainte, dans ces 600 pages recouvertes d’une couverture d’un noir qui est celui des profondeurs et sur lequel se détache, en guise de titre, une criste marine. Plonger sans se poser de questions sur ce qui va advenir tout au long de ce texte déroutant, digressif, baroque, mais qui ne nous perd jamais, à la manière des grands poèmes de mer (Les Luisiades, L’Odyssée…) parce qu’il est du tempérament de la mer d’étreindre, d’entraîner vers le large, puis repousser vers la rive, dans un mouvement de ressacs incessant. Il ne faut pas non plus craindre de ne pas tout comprendre car la Méditerranée est un creuset de langues, de cultures, de réalités et de rêves souvent contradictoires.
Benoît Vincent à propos de Drieu, son double littéraire : « Il écrit mais il n’a rien à dire de particulier ou d’original. Il voudrait juste dessiner la mer, avec des mots, et se baigner dedans. » Le propos pourrait résumer le projet du livre s’il n’était trop modeste : on se baigne avec ivresse dans une langue protéiforme et dans un foisonnement de contes, de silhouettes et de références multiples – mais comment faire autrement quand il s’agit de « dire » un espace déjà tant raconté ? « Vous voyez, les sujets ne manquent pas », glisse l’un de personnages à Drieu, « ne manque que le désir de se les approprier, toutes ces histoires, pour les faire nôtres et éventuellement en proposer notre version. Par nos récits, c’est nous qui donnons le sens à l’univers. » Lecteur, la meilleure façon de ne pas te noyer est donc de te laisser « envahir d’histoires » et saisir par les images (l’orgie, l’invasion des anchois et l’apparition de l’orque…) et les paysages.
Mais pourquoi ce titre : Féroce ? car, à l’instar des bêtes sauvages, ce livre invite à se frayer son propre chemin en dehors des sentiers déjà battus par les conteurs, les historiens et les experts en géopolitique. Tâche quasi impossible quand on sait que « la Méditerranée représente la plus grande concentration de savoir, de pouvoir, de poésie et de violence, de guerres et de civilisations, en un mot de patrimoine, que le monde ait connu, et connaîtra encore jusqu’à son total effondrement. » Pourtant, au bout d’un labeur de longue haleine (plus dix ans) que laissaient déjà entrevoir les très beaux Farigoule Bastard (Le Nouvel Attila) et L’Entreterre (Les Inaperçus), Benoît Vincent relève brillamment le défi par ce « roman merterranéen » aussi audacieux dans la forme que captivant à la façon d’une épopée très ancienne.
Benoît Vincent, Féroce, éditions Bakélite, 2024