Poésie, musique et dialogue des arts : entretien avec Patrick Dubost
« Je m’accroche au langage avec la même ambition que celle de l’huître qui s’accroche à son rocher »
ENTRETIEN
Patrick Dubost : Oui, les textes sont ciselés jusqu’à ce qu’il me soit impossible de changer un mot… Je peux alors jouer avec… Les mettre en déséquilibre… Jongler… Les laisser m’échapper un peu… Possiblement les maltraiter légèrement… Je sais qu’ils résisteront… Je sais que ma parole sera juste car je serai en confiance… Il ne tiendra qu’à moi de les faire exister au mieux, leur permettre de prendre leur place d’objets spécifiques, à la fois immatériels et compacts, solides, polysémiques… Ils seront la matière première de ces instants magiques de partage avec un public…
L. G. : Vos performances utilisent du point de vue de la voix, de l’espace, de la gestuelle, des dispositifs toujours renouvelés : votre connaissance de la musique, votre pratique du piano, les études de musicologie que vous avez faites, la fréquentation de nombreux instrumentistes, tout cela nourrit-il votre approche de la voix, à la fois dans vos textes et sur scène ?
Patrick Dubost : Oui, bien sûr. Ecrire est avant tout pour moi un terrain de jeu, d’invention, d’exploration, d’expérimentation… Tout cela à la fois… Le mot « expérimentation » peut faire peur, mais associé avec le jeu et la drôlerie, et les petits bonheurs du hasard, et les recoins d’une métaphysique ordinaire : travailler le texte devient alors un plaisir. Je bosse à la fois dans les yeux et dans l’oreille, sur la page et dans la voix, dans le geste et le corps, dans les sens (le sensible, le sémantique)… Ce en quoi le sémantique ouvre sur le sensible… Quand je suis sur scène avec des musiciens, il m’arrive de me sentir comme un musicien parmi eux : je deviens alors le musicien de la voix parlée.
L. G. : Il n’est pas rare que vous donniez plusieurs vies à un texte, que vous expérimentiez plusieurs performances à partir d’un fragment de texte. Je prends l’exemple de « pour ne pas mourir », publié pour la première fois par Germain Roesz (éditions Lieux Dits, Strasbourg) qui a donné lieu à des dispositifs très différents : il est devenu la bande son d’un film d’Isabelle Vorle, il en existe par ailleurs une version électronique en studio de dix minutes, tandis que vous l’avez performé maintes fois aussi en le condensant sur un temps très bref, comme une montée en puissance, selon des principes très musicaux.
Patrick Dubost : Oui, me mettre en situation de sauter dans le vide tantôt avec des musiciens, tantôt avec des danseurs ou des marionnettistes, ou même des complices dans le public, embauchés parfois dans l’heure qui précédait l’intervention. Cette part d’improvisation, d’imprévisibilité, me semble l’une des conditions de la performance. Je m’autorise à réfléchir, à penser autant que je veux l’intervention en amont, à me laisser surprendre par les conditions (le lieu, l’espace, l’acoustique, la technique, les rencontres…) mais je ne m’autorise pas à proprement parler à « répéter ».
L. G. : Certaines de vos œuvres, je pense à « le corps du paysage », sont des textes qui semblent assez éloignés de la musique réelle et de la performance. D’autres textes sont d’emblée porteurs de « notations » musicales et sonores comme le deuxième volume de vos œuvres complètes publiées à La rumeur libre. Je pense notamment à « tout ce foin » ou encore à « trente milliards d’années : on est tous nés ! ». Le texte est disposé en trois « colonnes » : l’une correspond au haut-parleur gauche, l’une au haut-parleur droit, l’autre à la voix, et les traits ( - /) qui parsèment le texte sont des pulsations que votre main marque tout au long de la performance. Ces textes-là ont d’emblée été conçus en vue d’une performance, tandis que d’autres le deviennent ?
Patrick Dubost : Oui. C’est le texte lui-même qui me dit s’il veut aller vers la performance, la lecture simple ou la simple présence dans un livre. Le texte ne se prononce pas toujours d’emblée. Il traverse parfois plusieurs états successifs, ou même parfois plusieurs états en parallèle. J’obéis, d’une certaine manière, à ce que me dictent les textes.
L. G. : Vous avez un jour écrit : « tout poème est une partition ». Qu’est-ce qui est partition dans le poème ? Vous semblez plus proche d’Heidsieck que de Rebotier pour cela, car, si je ne me trompe pas, il n’y a qu’Elise Caron qui a interprété un de vos textes poétiques pour la Muse en circuit (« Le tableau de Mendeleïev »), sinon c’est vous-même qui avez lu ou performé tous vos textes poétiques, à la différence de vos textes conçus pour le théâtre et des voix d’acteurs.
Patrick Dubost : Je me sens dans la lignée d’Heidsieck pour ce qui est du travail du son en studio : La prise de son, le montage, la lecture / performée avec du son diffusé… En sorte de poème polyphonique… Je me sens proche aussi de Rebotier par la musicalité assumée, bien qu’étant moins musicien que lui !... J’ai pour principe de ne lire en public que mes propres textes, même s’il y a quelques exceptions : en sympathie, en hommage, ou encore pour lire les traductions de poètes d’une autre langue, en simultané ou léger décalage, quand la traduction me semble jouable (c’est-à-dire sonner à peu près juste). Avec les années, j’ai réalisé qu’effectivement : tout poème est une partition… Une fois posé sur le papier, le poème appelle l’interprétation… Jouant dans la page et dans l’œil, il suggère des rythmes, pose des sonorités et parfois même une musicalité… Sinon : oui, j’écris aussi pour le théâtre ou même pour les marionnettes… C’est alors une voix qui est autant dedans que devant moi. Une voix qui parfois m’échappe. Allant jusqu’au dédoublement, comme c’est le cas très clairement avec mon alter ego Armand Le Poête, qui vit sa vie autonome, écrit et publie ses propres livres, sans trop se soucier de la notion de performance. J’écris souvent avec cette idée que nous sommes multiples, que mille chemins s’ouvrent toujours devant nous, et que nous n’en prendrons jamais que quelques-uns.
L. G. : Vous dites-vous « poète sonore ? » Un poète sonore est-il un poète qui fait musique seul, dont le poème est une musique réelle ? Souvent pourtant vous vous associez à des musiciens venant du champ de l’improvisation, harpistes, accordéonistes, percussionnistes, mais aussi à un orchestre, à des formations en groupe (on peut citer la tournée avec « la tribu hérisson », groupe de six instrumentistes). Vous avez même réalisé un opéra pour l’ARFI : « les deux royaumes » avec 15 musiciens, un lecteur et un chef d’orchestre. Ces collaborations potentialisent-elles le texte, le continuent-elles, le transforment-elles ? Vous arrive-t-il autant de suivre la musique proposée que l’inverse ?
Patrick Dubost : Il me semble que la « poésie sonore » n’a pas nécessairement à voir avec la musique, mais elle a à voir avec la voix et le corps et la gestuelle et les énergies du poète… Le support de l’œuvre devient l’espace et le temps face au public… Le travail avec les musiciens est d’un autre registre… Toujours dans la performance mais pas vraiment dans la poésie sonore… Le fait de lire en confrontation ou complicité avec les musiciens questionne bien sûr le texte, sa densité, sa portée, sa présence, son efficacité, sa nécessité, etc. « Les deux royaumes », ce livre écrit sans penser à la performance, a effectivement servi de support à une sorte d’opéra parlé sur un dispositif d’improvisation avec une quinzaine de musiciens. Lire avec les musiciens est une navigation à vue, dans laquelle tantôt je me laisse porter, tantôt je mène la danse, sachant que le paradis, c’est quand nous sommes en symbiose, quand je deviens un musicien parmi d’autres, le musicien de la parole.
L. G. : Vous arrive-t-il de réécrire vos textes en fonction de la musique ou de la performance, donc que la musique réelle, la voix expérimente des versants du texte, et qu’en retour vous réécriviez certains de vos textes ?
Patrick Dubost : Oui, bien sûr. Il m’arrive de bouger légèrement le texte, quand il peut encore bouger… Ou d’en imaginer une version légèrement différente… Je me dis souvent que tout poète devrait expérimenter ses textes en lecture à voix haute devant un public avant publication… C’est une très efficace méthode de remise en question. Cela éclaire les zones de faiblesse. Seuls avec nous-même nous sommes souvent trop indulgents, trop laxistes, oublieux, complaisants.
L.G. :Certaines de vos performances sont de véritables compositions musicales, je pense à des pièces qui figurent sur le CD L’Archéologue du futur (écrits pour la voix) (Musiques Vivantes / GMVL, 2004) – en particulier » « le mot …˜poésie’ » qui est intégralement composé. Avez-vous pensé composer des pièces sans voix ?
Patrick Dubost : Non. J’ai trop d’amis musiciens pour savoir tout le chemin qu’il me faudrait faire pour avoir quelque prétention de ce côté-là… Je reste sur le terrain que j’ai investi depuis toujours : le langage. C’est mon socle. Un peu comme le rocher sur lequel l’huître s’accroche. Peut-être est-ce que je m’accroche au langage avec la même ambition que celle de l’huître qui s’accroche à son rocher ?
DOCUMENTS
1. Lecture / Performance donnée au Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2014, Printemps des Poètes, avec Yannick Narejos…. Réalisé par Arthésée.
Une phrase qui se construit doucement, en gestuelle et énergie.
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2. “La parole immobile” (troisième volet d’un tryptique). Prise de son réalisée des studios du GMVL. Deux prises de son après séance de course à pied, affectées gauche / droite. Travail de composition réalisé par Bernard Fort, compositeur en musique électro-acoustique :
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3. “De mon vivant”. Pièce réalisée en studio, entre autres avec sampling, et qui sert de support à la lecture / performance.
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