Anton Beraber | Trésor des traversées possibles | Semaine 12
Extrait du Journal au lundi 22 mars :
"A six heures du matin l’eau sort du tuyau déjà tiède. Chaque année l’hiver s’abrège de plus en plus tôt, la neige de 2013 et, plus spectaculaires encore, les récits que Moustapha tient de son père basculent dans l’incroyable : des froids pas possibles, on n’a plus les mots pour, il dit très très très très mais ce qui compte, les gelées éclatant les pans de la falaise dans l’aube, les hommes du Haut Pays trouvés morts à l’intérieur de leur carpette, ces sous de fer soudain qui vous brûlent à travers le pantalon, rien n’en reste qu’une espèce de saisissement à la fin des phrases et le geste, aussi, de me prendre le bras. A midi la convocation de la maîtresse comme une inutile sollicitation des nerfs, sans raison particulière je suis froid, cinglant, d’autant plus odieux qu’on voudrait m’aider, je refuse de comprendre, ma tête de con dit Elsa. La journée se réduit à rien que ça, la chemise humide dans le petit matin, cette histoire de peur insensée et, quelque part entre les blocs de vide, l’appel pour rien : à Bucarest ils ne me répondent déjà plus, presque une minute à faire sonner un poste à l’autre bout du monde et la certitude, foudroyante, que c’est la pointe extrême de mon avancée dans l’histoire : déjà mon nom recule sur leurs listes, cette vie-là retombe dans le trésor des vies possibles avec ces gens que j’aurais aimés ou pas, les livres que je n’écrirai jamais, le visage de cette fille dans le train où il ne me sera pas offert de monter."
Extrait du Journal au mardi 23 mars :
"Dans la petite salle du premier G. m’alpague vers huit heures : ils le renvoient en France. Il raconte ses débuts de coopérant, les chasses en brousse avec Bongo, les mallettes noires dont la clef prend un autre chemin et les derniers pères blancs que sans trop rien dire on enterre au cul de la mission, dans leur carré de choux, avec une photo de jeune femme ; et sa voix s’anime peu à peu dans le salon vide, ses joues rosissent parce qu’il n’y a que moi et que tout cela lui remonte du dedans comme une envie de pleurer. Il a cinquante-cinq ans, ils lui ont promis une sous-direction sur Reims, il dit qu’il ne reviendra plus dans la Ville, jamais. Cela finit. Le silence d’après nous est à tous deux difficile. L’autre moment (et la journée tiendra dans l’équilibre entre ces deux minutes précises, comme suspendue, nourrie à leurs magnétismes contradictoires), c’est à Zamalek, quand la lumière de l’après-midi remonte peu à peu les façades et que vos poignets, dans la rue hagarde, vous laissent voir les veines comme faits de verre. Je compte quelques pas que personne ne vérifiera jamais ; rendu, dans un intervalle accidentel, à la liberté de celui qu’on n’attend nulle part, qu’on croit ailleurs, qu’on tient pour occupé. Le miracle –preuve, aussi, que l’âge me vient – est que je n’allume pas de cigarette. J’achète de la menthe fraîche quatre fois son prix, on se moquerait de moi mais il m’importe, à cet instant exact, de ramener quelque chose de tangible. Petit je ne traversais pas les forêts du rêve sans casser une branchette, l’ambition tôt me vint de la ramener de l’autre côté ou, au moins, m’en griffer l’intérieur des mains pour prouver à mes parents que quoi ? Je ne sais plus. Le taxi du retour s’inquiète de ce qui m’a fait marcher seul dans cette rue-là, dans cette rue il n’y a rien, on pourrait y perdre toute sa vie que ça n’attirerait personne."
Extrait du Journal au mercredi 24 mars :
"A la maison. Elsa accompagne S. à l’école pour résoudre le problème des peurs et je reste seul, dès 7 heures, avec le petit dernier dont les admirables prédispositions au sommeil m’ouvrent de larges plages de temps. Dans le petit bureau donnant sur la benzine j’avance un de ces travaux que personne ne me demande, que personne n’attend : le dernier sur la liste des textes à avancer et qui, pourtant, me fait surseoir d’un jour encore aux obligations détaillées par Maud dans son mail du 19. Elsa tarde ; les capsules de lait qu’elle se tire avec sa machine entretiennent mon dégoût de cette matière à qui son origine attache les ténèbres des glandes molles et de la sécrétion ; l’inconscient espérait de tels fluides qu’ils circulassent d’un corps à l’autre sans voir le jour, et cette manie -coûteuse, en passant- de distraire le cycle invisible par d’aussi spectaculaires dérivations semble une entorse aux lois de l’harmonie. Bébé boit sans sourciller. Héritage magdalénien : l’idée que tout aliment doit porter la marque de l’imperfection, les oeils noircissant sur le fruit, la marque du grill, l’irrégularité générale assurant que cela vient du monde, que cela a commencé de connaître les éblouissements de l’érosion et, d’une certaine manière, accepte par avance l’ongle et la dent. Le lait au contraire offre une pureté dérangeante ; sa concentration symbolique, cette aisance à prendre exactement la forme du récipient réveillent systématiquement mon inquiétude. Je ne mangerais pas un œuf, pas un fruit qui fût parfaitement rond, et les cubes de viande dont Barjavel a l’instinct me soulèvent pareillement l’estomac. Je sors tard, pour commander un poulpe frit au restaurant d’en bas. Un Asiatique en gallabeya me suit, sans doute un de ces étudiants ouïghours que la souveraineté secrète de Pékin sur la Ville contraint de se cacher, des années parfois, dans les caves d’El Gamaleya ; il entre avec moi, prononce quelque chose comme : ’pak’ en désignant, sur le menu, la photo d’une soupe de crevettes. Je fais semblant de ne pas comprendre. Quand je reviens le serveur nie l’avoir jamais vu."
Extrait du Journal au jeudi 25 mars :
"L’esprit toute la journée cherchant les raisons du cri que chaque nuit, vers 3h10, ma fille pousse dans les ténèbres. C’est un cri déchirant, un cri où il y a de la douleur et –c’est ce qui me réveille aussitôt – la certitude d’un abandon définitif et injuste. Quand je l’interroge, au matin, elle parle d’animaux ou d’automobiles, des dames de l’école mais la peur qui nous a jetés hors du lit, sa peur énigmatique des ombres de la chambre, elle n’en dit rien. Une fois, quand j’insistai, elle répondit dans le sabir qui est le sien : Khalass taper. Le dessin qu’elle me rendit cette fois-là représentait au feutre vert une silhouette debout, vaguement mobile, gonflée d’inquiétantes protubérances ; elle me montra sur son ventre des bobos que je ne fus pas fichu de trouver. Le trouble me tient désormais éveillé jusqu’à l’heure dite. Le rêve des jeunes enfants, je l’écris contre mon gré, n’a pas encore atteint cette autonomie qui, en rompant les chaînes du sens, le condamne à la croissance monstrueuse et inoffensive des plantes d’aquarium ; mal détaché du brouillard général d’avant l’être, du crépitement des réels inaccomplis je concevrais fort bien que leurs presque créatures l’empruntassent pour jeter dans le silence de l’appartement leurs dérisoires protestations d’existence. Et cependant cela ne me satisfait pas. Dans l’appartement de Versailles il nous arrivait, Jean et moi, de suivre le regard des chats sur les formes qu’ils étaient seuls à voir mais qu’aucun d’eux n’ignorait ; et le mystère de leur concentration soudaine sur rien nous fit jurer, à quinze ans, de croire en l’invisible. Khalass taper : ou bien encore la tape-t-on ? Je l’aurais su. L’a-t-on tapée, jadis, dans quelque vie précédente dont à deux ans le sillage ne s’est pas encore complètement dissipé ? La maîtresse s’inquiète des frayeurs incroyables que suscite chez elle, deux fois par jour, le passage du personnel de ménage. Quand Elsa s’endort, je donne deux tours de clef à la porte et m’assure avec du câble à frein que les volets ne bailleront pas."
Extrait du Journal au vendredi 26 mars :
"L’incertitude de partir ou non contamine les jours chômés. Je n’ose plus trop les consacrer à l’étude de la langue de la Ville de peur que cela ne consacre mon échec ; je n’ose pas non plus, pas trop, ouvrir sur Wikipedia la page de ces autres villes où peut-être et à certaines conditions on acceptera mon poids sur le budget. Il aurait fallu sortir mais je dois profiter des heures lucides du matin pour reprendre cette histoire de coup de fusil imprimée d’hier. Obscure, m’écrit Maud. Demain, dans les longs couloirs de l’Immigration pour faire renouveler nos cartes, j’aurai tout le temps de l’obscurcir davantage mais dans quelles conditions ? A midi je jette dans une casserole un sachet de petits pois, je sais qu’Elsa s’en lasse mais le miracle de cette abondance écossée par autrui ne laisse pas de me ravir : et le vert que l’eau bouillante leur retrouve, plus que de vagues promesses de santé, ravive par association d’idée mon écoeurement des dilutions de gris en lesquelles s’est résolue la diversité insupportable des pigments. L’artiste, je dis tout haut mais Elsa a déjà quitté la table, doit remonter la palette jusqu’à l’instant cosmogonique, saisir les éléments de l’univers avant la confusion sordide qui donne aux forêts de chez nous l’air d’un hallier brunâtre, aux champs celui d’un nuancier de boues, et qui taille tout le gibier tué dans le même pelage triste. Dans l’après-midi j’emmène les enfants à la bibliothèque du centre culturel. Il y a des Asterix et, bien sûr, depuis son passage l’an dernier, l’excellent travail de @badescu_ramona ; je feuillette, moi, une de ces éditions critiques de la correspondance de Gustave telles que l’université du Caire semble les avoir produites à la chaîne dans les années 70. Croisé Boutros, ça faisait longtemps, il parle de l’avenir aussi : mêmes ténèbres. Croisé David, il prépare la rencontre du 26 mais son sort l’an prochain le travaille. Étonnante force percussive des demi-mots. Je prends cette photo dans l’escalier, en partant : la lumière avait quelque chose, ou l’arbre dehors, ou les barreaux. "
Extrait du Journal au samedi 27 mars :
"De 9 heures à 17 au 3ème étage de l’Immigration. La littérature en a déjà trop dit sur ces endroits, je crois cela m’autorise un texte faible. On jurerait qu’un cataclysme vient de ravager le monde, dehors, et que les hasards de la fuite ont fait se regrouper là des survivants dont pas deux ne parlent la même langue. Ceux qui prétendent n’avoir pas eu peur la première fois mentent. Je trouve un siège libre devant le bureau 15 mais deux officiers multi-étoilés m’en chassent sans explication ; je me rabats sur la marche du grand escalier mais, là encore, on y trouve à redire. La cafeteria a été dévastée on ne sait par qui et pour quoi, le serveur a la lèvre fendue, il dit : les Palestiniens mais c’est le nom qu’on donne ici aux fauteurs de trouble quel que soit leur drapeau. La peur de l’autre a supplanté les chimériques solidarités panarabes ; d’une manière générale, les files d’attentes ont eu raison ici des idéaux et de la noblesse d’âme. Je finis, vers 15h, par pousser du coude comme les autres et quand le guichet arrive à portée de mes bras, je tape dessus ma carte de service et deux billets de cinquante. Une dame incroyablement petite me dit en italien que je suis un connard et, soudain, l’évidence de son bon droit me coupe mes moyens : je reste là, une seconde suspendue, sans trouver à répondre, et sans savoir pourquoi j’imagine qu’elle sait tout de qui je suis, de ce que je vaux, que son jugement a quelque chose de sensé mais déjà la foule nous sépare, me balaie. J’attends, l’instant d’après, le cul sur un pot de fausses fleurs, dans un hall, le café qu’on m’a vendu me contracte l’estomac et il me semble que j’ai vécu sans m’en apercevoir la moitié de mon âge. Les gens devant moi parlent français à voix basse, une femme voilée plus que de raison, son mari, deux garçonnets très sages dont l’un m’avise. Monsieur me demande, très poliment, dans l’arabe de l’Assimil mais c’est l’accent de Deuil-la-Barre, si je peux leur indiquer le شوبك رقم واØد. Quand la réponse me vient, ils sont partis, et deux soldats déjà me houspillent pour la place."
Extrait du Journal au dimanche 28 mars :
"Pas trouvé de temps pour ce qui compterait vraiment. Le constat m’emplit ce soir de colère, constat qu’aujourd’hui je n’ai pas mieux valu que ceux que je méprise : cette dernière génération d’Atlantes jouisseurs et bons-à-rien dont l’existence entière semble suspendue à l’heure du goûter. Ils ont, pour asseoir leur renoncement à vivre, des proverbes sur la vie dont je ne supporte plus la moitié du quart, des exemples de types comme eux dans les films et leurs confortables catégories : l’âge, la sagesse, le vrai mais oh, je suis trop jeune, je comprendrai plus tard. Nés pour ainsi dire tout armés de certitudes, le mystère des choses leur passe au large, ils mourront sans jamais sentir combien ce qui compte ne mourra pas, eux si. Nous levons dans le sillon de l’éternité, dans son rayon d’or, immensément immenses : mon tort, ce dimanche, est de l’avoir oublié. Je regardai le profil du chauffeur, dans le taxi qui me ramenait de Sheikh Zaied : et le besoin de partager ma colère m’a fait balbutier quelques mots. Il s’est vaguement tourné, a remercié Dieu on ne sait de quoi puis il a monté la musique aussi fort que possible : ’Je t’aimerai en été, Je t’aimerai en hiver.’ A 22 heures Elsa et moi prenons la décision de partir."