Comment nommer une catastrophe | Ryoko Sekiguchi


Après la sortie de l’un de mes derniers livres, Ce n’est pas un hasard, j’ai été sollicitée pour plusieurs interviews en France ; or une chose m’a gênée, c’est qu’on m’interroge en commençant par « Votre livre sur Fukushima… ». Chaque fois, j’ai répondu que mon livre ne portait pas sur Fukushima, du moins pas directement, mais sur l’après 11 mars dans son ensemble.

Un an plus tard, avec les commémorations de la triple catastrophe, j’ai constaté qu’il était trop tard, que les événements du 11 mars étaient désignés en France sous le nom de « Fukushima ». Désormais, tout le monde parle d’un « après Fukushima », ou de « quand il y eut Fukushima »…


Bien sûr, je suis consciente que la dimension tragiquement irréversible de cette catastrophe est due à l’accident de la centrale nucléaire. Pourtant, à mon sens, cette nomination n’est pas sans poser problème.

D’abord, réduire l’évocation des événements du 11 mars à ceux de Fukushima, c’est occulter les sinistrés des autres événements, ceux du tsunami en particulier, et l’ampleur des dégâts, trop vite oubliés, qu’il a pu causer. J’ai entendu un journaliste se reprendre et dire : « Ah oui, j’avais oublié les dégâts du tsunami… ». Indiscutablement, pour un pays, 20 000 morts en une seule journée et des milliers de disparus ne sauraient être désignés autrement que comme une tragédie.

Appliquer le nom de Fukushima à cette catastrophe dans son ensemble a donc pour conséquence de rendre l’accident de la centrale tant soit peu abstrait, du fait que l’on n’en compte pas (encore) les victimes directes par milliers. Après l’accident de Tchernobyl, tout le monde a entendu parler du nombre incalculable de morts causés par les liquidateurs, dans d’atroces souffrances. Cette pensée, même dépourvue de représentation nette, nous oblige à prononcer "Tchernobyl" avec respect. Le nom de Fukushima n’étant pas (encore) associé à ce type d’images, il semble plus facile à prononcer, à mettre à la disposition de tous ; on le manipule en quelque sorte sans trop de gravité. Les morts du tsunami sont déjà oubliés parce qu’on ne se sent pas concerné ; on garde seulement ce qui « nous » concerne : la question de l’énergie nucléaire.

Le second point touche à la question de la temporalité. En admettant que l’on désigne cette catastrophe du nom de Fukushima, on ne saurait parler d’un « après Fukushima », pour la simple raison que l’on est encore en plein dedans. On n’est pas « après », on est « pendant » Fukushima. Comme l’écrit Jean-Luc Nancy dans son dernier ouvrage, L’équivalence des catastrophes (Après Fukushima)  : « Il s’agit d’abord de ce que veut dire « après ». (…) Mais l’« après » dont nous parlons relève au contraire moins de la succession que de la rupture et moins de l’anticipation que du suspens, voire de la stupeur. C’est un « après » qui veut dire : y a-t-il un après ? y a-t-il une succession ? allons-nous encore quelque part ? »

C’est, je crois, le manque de réflexion sur la nomination de l’événement en France qui m’a gênée. Le nom de Fukushima a été donné si facilement. Il n’y a pas eu de discussion similaire à celles qu’a pu susciter le nom de « Shoah », par exemple. Pour être d’une autre nature, ou de moindre importance, la catastrophe du 11 mars ne méritait-elle pas un minimum de réflexion ? A mon sens, l’acte de donner un nom à une tragédie, à un événement quel qu’il soit, doit faire l’objet de discussions. Elles seules permettent d’appréhender la nature de l’événement. Il importe surtout de respecter l’appréhension des personnes concernées à nommer la « chose ». Aujourd’hui encore, chaque fois que j’évoque cette catastrophe, j’ai une seconde d’hésitation. Nommer la catastrophe ne va pas de soi. Les nominations vacillent. C’est tantôt « le 11 mars », tantôt « la catastrophe » ; parfois, je ne peux me résoudre à la désigner autrement que comme « ça », cette « chose ». Pour les personnes directement touchées, la nomination doit être encore plus pénible. Imaginer l’hésitation au bout des lèvres qui prononcent la « chose », voilà ce qui permet de se représenter plus concrètement la catastrophe. Peut-être est-ce là aussi la seule façon, quel que soit l’événement, de s’approcher un peu de ceux qui l’ont vécu.


Ryoko Sekiguchi

7 juillet 2016
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