Un ami trop grand

Lettre de Claude Andrzejewski àJean-Claude Pirotte


On ne présente plus Jean-Claude Pirotte, poète et prosateur àl’œuvre foisonnante et hors norme, adepte du vagabondage et de la cavale, familier des bars et des cafés où il pouvait débarquer àl’improviste pour poursuivre une conversation (avec le patron, la patronne, les habitués) entamée quelques années plus tôt.
Claude Andrzejewski, gardien intérimaire d’un musée au moment où il rédige ce livre, l’a connu àAngoulême, àproximité de son propre lieu de villégiature. L’écrivain arrivait de Lorient où un accident de bar – une grande claque dans le dos occasionnant une chute contre une table en marbre et une fracture du col du fémur – l’avait obligé àse doter d’une canne dont il ne se séparait plus.

Jean-Claude Pirotte est décédé en 2014 et Claude Andrzejewski, pour se remettre en mémoire leur longue amitié, a choisi de lui adresser une lettre. C’est en s’arrêtant devant quelques-unes des Å“uvres exposées dans ce musée où il s’ennuie ferme que se déclenchent ces retours en arrière. À chaque toile correspond un chapitre retraçant quelques-uns des moments intenses vécus ensemble. Et cela commence par la rencontre inaugurale.

"Tu te souviens, Jean-Claude, de notre rencontre, de nos premières entrevues ? Sans doute faut-il insister sur l’adoration sans bornes que tu m’avais tout de suite inspirée, et ses raisons. Notre relation s’en trouva dès le début faussée, déséquilibrée parce que nous avions une grande différence d’âge, mais surtout parce que je te magnifiais àl’excès." 

Les rencontres se multiplient, la plupart du temps dans les cafés où ils apprennent àse connaître et se trouvent des affinités, touchant àl’écriture bien sà»r mais aussi àce besoin impérieux qu’ils ont de prendre en main leur existence en tentant d’y insérer de l’aventure. Pirotte, qui ne tient pas très longtemps en place, embarque bientôt son jeune compère dans de longs périples. Il l’emmène visiter les cafés turcs (et clandestins) de Namur avant de lui faire découvrir quelques bars parisiens où il a également ses entrées : chez Italo ou chez Colette. Chemin faisant, Claude Andrzejewski se retrouve plus ou moins promu secrétaire de Jean-Claude Pirotte. Qui le convie àun rendez-vous d’écrivains belges àMontpellier. La rencontre, jalonnée de scènes épiques (malicieusement décrites ici), se poursuivra par de joyeuses libations nocturnes pour se terminer quelques jours plus tard àBarcelone.

"Il ne m’en reste qu’un chromo imprécis de tapas et de finos, de poisson en croà»te de sel, de vieilles putains peu ragoà»tantes croisées sur les Ramblas, du poème de Ferrater que tu m’as récité en nous égarant par des ruelles noires aux poubelles éventrées, du disque faisant vivre les guitares de Carles Benavent et Paco de Lucia dans un bar près de la Sagrada Familia. "

Puis vient le voyage en Slovaquie, agité lui aussi, où l’écrivain doit intervenir au Département de langues romanes de l’Université de Bratislava. Ils arrivent juste àtemps, àl’issue d’un parcours semé d’embà»ches (le passeport de l’invité n’étant pas àjour) et une nuit presque blanche.

"Comment fais-tu ? Alors que nous sommes crevés du voyage et que je suis, moi, assommé par le vin du déjeuner, comment fais-tu pour te montrer si àl’aise face au parterre d’étudiants ? Ces jeunes slovaques qui t’écoutent religieusement, que tu parviens même àfaire rire. "

Le grand homme semble increvable. Il a toujours soif et ne dort presque jamais. La chambre d’hôtel n’accueille que les bagages. Les hommes, eux, passent la nuit dans la pénombre des bars enfumés, àassécher verre sur verre. Et àce rythme, Claude Andrzejewski sent que son corps est en train de flancher. L’interminable tournée des grands ducs est sans fin. Il va y laisser sa peau s’il n’effectue pas un radical pas de côté. C’est ce qu’il va faire et il s’en explique posément, quelques années plus tard. L’ami qui l’avait pris sous son aile, qui entendait l’aider àécrire, qui annotait scrupuleusement ses manuscrits, était décidément trop grand pour lui.

" Je cherchais àme débarrasser de toute dépendance, ce pourquoi je devais m’éloigner de toi et même te faire en quelque sorte disparaître. "

Les pages que C. Andrzejewski consacre àces moments douloureux mais nécessaires pour sa survie sont émouvantes. S’il maintient ensuite, de loin en loin, le contact avec l’écrivain, il ne le voit plus. Il s’abstient également de consommer de l’alcool. Il mène une vie plus simple, plus calme tout en continuant àécrire... Mais il sait ce qu’il doit àJean-Claude Pirotte et le dit en lui offrant ce tombeau, captivant de bout en bout. On les revoit cavaler, avec arrêts fréquents àla buvette. Ils y côtoient des personnages dont les portraits sont ici saisis sur le vif, avec finesse et humour, au bord du zinc ou dans des zones interlopes où le jour et la nuit se confondent.

" Je m’en veux d’avoir été absent, ce jour de printemps où tu es parti, toi aussi, comme on dit. Je n’ai pas fait le voyage pour la Belgique en cette triste occasion, j’y ai renoncé sans trop savoir pourquoi. Mais maintenant je sais. Je n’avais pas envie de te dire adieu. "


Claude Andrzejewski : Un ami trop grand, lettre àJean-Claude Pirotte, éditions La Dragonne.

Logo : Claude Andrzejewski et Jean-Claude Pirotte au bar Le Derby àAngoulême en 1995 (photo Jean-Paul Stercq).

Jacques Josse

10 octobre 2022
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