Un blason inverse
Parure pour un sein absent, de Patricia Cottron-Daubigné (Les Lieux-Dits, 2024)
Sur la table
la rencontre fortuite
est-ce encore la beauté
sur la table il y a
les ciseaux l’aiguille
les pinces le scalpel le fil
sur la table il y a
est-ce encore la beauté
les ciseaux de sang
l’aiguille le fil
et le sein
avant la poubelle
Patricia Cottron-Daubigné ne s’en tient pas au registre médical. La broderie, cette activité de fil et d’aiguilles, et de ciseau, lui fournit aussi un répertoire d’images éloquentes – tel ce « petit collier de perles fines / caché sous l’aisselle » qu’ôte la dentelière. Mais au premier rang des thèmes suscités par cette ablation figure, comme il est naturel, la charge érotique de l’organe disparu. Depuis que des poètes chantent les femmes, qu’ils blasonnent leur corps par morceaux, de tous les objets de fantasme qu’ils ont loués, auxquels ils ont fait oblation, le sein est l’un des plus puissants (Marot : « Tetin qui t’enfles, et repoulses / Ton gorgerin de deux bons poulses… »), celui aussi dont le sens est le plus versatile – ici : « sein pour l’enfant / pour l’amant / pour le Christ / sein pour le mari et sein aux orties… ».
Le choc émotif violent dû à l’acte chirurgical, et à la couture barrant son torse, nourrit chez l’autrice, plus que la plainte, la rébellion. D’abord contre la marchandisation du corps féminin, contre tous ces « seins capitalistes » exhibés dans les magazines et sur la place publique : « dans le trafic des désirs / […] femme n’est / que seins » – métonymie traditionnelle. Mais aussi, de façon très originale, en jouant avec les normes de la beauté. Dans un geste orgueilleux, convoquant Picasso, Niki de Saint-Phalle et les cyclopes (mais non les Amazones, ou ai-je mal lu, qui se coupaient un sein pour pouvoir bander l’arc), Patricia Cottron-Daubigné revendique la beauté d’un buste amputé de moitié, composant ainsi, à rebours de l’érotique traditionnelle, un blason du sein unique.
La seconde partie du recueil est plus apaisée, heureusement, jusqu’à montrer une « femme au buste nouveau » et « la beauté réconciliée / dans le regard de l’aimé ». Là encore, dans ces poèmes du retour à la vie et aux plaisirs du monde, il y a des vers qui vous happent, que je me résous mal à ne pas partager – ce genre de traits : « un sein suffit / pour un festin / d’amour » ou bien ces mains d’homme « façonnant des petites rondeurs / briochées ».
Écrire avec une matière aussi chargée d’affects que sa propre maladie, sa propre douleur, est une entreprise difficile. Si l’autrice y réussit, c’est le fait de son exigence. Pour être d’appréhension immédiate, ses poèmes n’en sont pas moins très écrits, servis par une langue mobile, souvent inventive, qui plie et casse au besoin la syntaxe. Ils sont par ailleurs tramés d’allusions, principalement littéraires, qui vont des classiques (des échos de la culture latine s’entendent dans presque tous ses livres) aux modernes (« l’absente de tout bouquet ») et aux contemporains (« cap au pire » par exemple, si pertinent, emprunté à Beckett). Ce jeu d’harmoniques est l’un des plaisirs de cette lecture. J’en donnerai un exemple pour finir, pris au tout début du recueil :
Je décline une ruine
égoïste sans doute la misère du corps
du corps solitaire et mourant
quand la ruine est l’approche de la mort
dedans
je joue à l’enfant
qui récite son latin
le temps serait encore à venir
et joyeux
je décline au dégoût amusé
le sein sera ma rose rosa sinus
ô sein mon absence
viande dans la poubelle avariée
je porte un sein manquant rosam sinum
une goutte de sang coule sans fin
je décline une chanson triste
une langue effondrée
dans l’effondrement d’un corps nouveau
sein sans rosa sine sinu
je décline
en souvenir du nénuphar
une rose
quand les jours s’enfuient
dans leur écume.