5/12. Hostilement dressée face à la mer
Toutes ces nouvelles connexions qui se forment dans notre cerveau en présence de l’inconnu. Est-ce qu’on ne doit pas s’habituer à modifier inconsciemment un nombre incalculable de paramètres dans le seul but de percevoir ce nouveau visage, ces gestes inédits, ce son de la voix inimitable aussi, et simplement pour ne pas confondre l’inconnu avec quelqu’un d’autre. Tout notre être entraîné à son insu dans cette nouvelle manière de voir et de percevoir.
L’extrait ci-dessus porte le numéro 112 d’un roman qui comprend 133 fragments. Les lecteurs du (trop) rare Sébastien Brebel savent combien celui-ci aime les espaces clos. Une voiture sert de refuge au narrateur de Place Forte [1] , un immeuble à celui du Fauteuil de Bacon [2] . Tout naturellement alors nous entrons cette fois-ci dans une villa, inquiétante et labyrinthique, mouvante et floue. Une villa qui n’en est peut-être pas une. Une villa inhabitable.
Une maison qui était trop grande pour eux, pensait-elle souvent, et qui les empêchait de communiquer normalement et de vivre normalement. C’est seulement quand nous connaissons chaque pièce d’une maison et que nous pouvons situer chacune de ces pièces par rapport aux autres que nous pouvons l’habiter, pas avant, avait dit ma mère. Habiter une maison dont nous ignorons combien elle contient de pièces était humainement impossible, vivre dans une telle maison devenait dans un délai extrêmement court une cause de maladie. Le mauvais état de la villa rendait plus pénible encore leur séjour, la villa présentait tous les symptômes de la dégradation et dans son état actuel elle avait toutes les caractéristiques et tous les inconvénients d’une villa abandonnée et délabrée.
Le narrateur de Villa Bunker reçoit des lettres, les lettres de ses parents qui viennent d’acheter une villa juchée sur une falaise. On suppose le couple aisé qui profite de la retraite pour emménager en bord de mer. Seulement, dès le premier pas, la villa se montre hostile, secrètement opposé à tout séjour, écrit la mère dans l’une de ses lettres. La villa résiste. La lutte que les parents vont mener contre la villa est vue au travers d’un double filtre : la mère l’écrit au fils qui lit parfois distraitement – et parfois préfère les jeter – les lettres.
Et je m’étais mis à attendre ces lettres, tout en sachant que leur lecture finirait par me nuire et finalement me rendre malade. Je connaissais le pouvoir annihilant de ces lettres.
Si – avec une grande habileté – le roman évite toute allusion au thème de la maison hantée, c’est pour mieux déporter la hantise : ici, c’est le fils qui est hanté, hanté par l’histoire de ses parents, hanté par une villa qu’il ne connaît pas, hanté par sa propre impuissance à répondre en retour (tout comme à écrire la moindre ligne d’une thèse qu’il est supposé préparer).
Ce qui se trame dans la villa est d’un autre ordre : les cloisons semblent bouger, des pièces apparaissent et disparaissent, la mère s’installe dans le salon alors que le père se cloître dans une tour, des objets bougent, tout ces événements précédent l’apparition d’un enfant.
Et la mère va décrire dans ses lettres comment elle tente d’apprivoiser cet étrange occupant clandestin de la villa.
Et – avançant dans la pénombre du roman – on en vient à se demander si l’architecture de la villa n’obéit pas, avant tout, aux lois de la mémoire (une étrange pièce centrale verrouillée apparaît comme la partie la plus inconsciente de l’esprit, le ça freudien ?). On se souvient que dans le premier roman de Sébastien Brebel, la carrosserie d’une automobile était surtout l’os d’un crâne.
Et l’on n’en dira pas plus de cette histoire, laissant chaque lecteur s’approprier cette histoire qui procède par accumulation de touches subtiles, par ressassement d’une langue inquiétante. Disons en conclusion que l’on referme la porte de la villa en emportant avec soi beaucoup de questions,
questions qui donnent envie de frapper de nouveau à la porte de la villa.