« Aujourd’hui je vais écrire une histoire » (Zoyâ Pirzâd)

Comme tous les après-midi, livre de nouvelles de Zoyâ Pirzâd, romancière iranienne, traduites du persan par Christophe Balaÿ pour les éditions Zulma.


Les histoires que raconte Zoyâ Pirzâd commencent par un premier mot et s’achèvent sur un point final mais elles n’ont ni début ni fin au sens où un élément du récit exposé au début se verrait transporté, transformé, retourné ou tordu, expliqué ou explicité à la fin. Elles ignorent le moteur de l’intrigue et du dénouement qui tape si facilement les trois coups avant le lever de rideau puis déclenche applaudissements ou sifflets quand le rideau retombe.

Il neige. Dans la ruelle étroite et longue jouent deux petites filles. L’une a les cheveux longs et lisses. Les nattes de la deuxième sont nouées par un ruban orange. Elles rient, elles courent, elles se jettent de la neige au visage.

Pourtant la perception de la durée existe, dans ces nouvelles. Le temps n’y est pas immobile ou figé, il se laisse toucher – et même vivement - sous la forme d’images, de voix, d’odeurs, de couleurs qui donnent corps à du passé, du présent ou de l’avenir, des êtres humains y vivent, y prennent place, demain, après-demain, dans dix ou vingt ans, à l’instant ou il y a deux générations. Mais le récit qui s’ouvre, s’ouvre d’abord à ce qui se tient dans un certain lieu, sous un certain angle, à une certaine distance, dans le champ ou hors champ. D’une maison, d’une cour, du rebord d’une fenêtre, dans une boutique d’objets anciens, d’un banc, un regard observe la rue, la cuisine en vis-à-vis, une apparition fantôme, une robe de mariée, un inconnu assis dans un jardin. C’est le regard qui permet de comprendre, et non pas les gestes, qui se répètent au quotidien, et non pas les actes, qui restent souvent hors de portée.

Il neige. Deux jeunes filles se tiennent debout au milieu de la rue. L’une des deux tend la main. Un flocon se pose sur son anneau d’or et fond aussitôt. Une boule de neige s’écrase sur la tête de la seconde en soulevant ses longs cheveux lisses. Deux fillettes s’enfuient en riant. Les deux jeunes filles rient à leur tour. L’une d’elles se penche pour ramasser dans la neige un ruban orange qu’elle enroule autour de son doigt.

Les actes et les gestes possibles, celui ou celle qui regarde ainsi avec intensité les devine, les imagine : écrire une histoire, adresser la parole à la voisine, crier dans le noir, fuir, mais ils sont fragiles, ténus, de trop peu d’espoir face à la réalité qui lance les bombes de la guerre sur les platanes, licencie les salariés, introduit une deuxième épouse dans le foyer conjugal, tue avant l’âge un fils et son père, conduit chacun vers sa mort. Alors ils se replient, se mettent en réserve, et le regard se concentre sur un objet unique : un mug, un parterre de pétunias, une paire de bas, une vieille femme qui traverse la rue. Ce regard densifie peu à peu son attention, épaissit comme s’il voulait pénétrer l’objet, le transpercer, s’en emparer, mais non, il continue plus loin son chemin, il traverse l’objet, il le franchit et ce qui l’entourait devient flou, perd son sens, la belle affirmation de sa nécessité, de son bon droit. Et bientôt le regard qui n’accommode plus, emporté par le halo presque inquiétant du non-perceptible à première vue, verse dans le tourbillon des jugements suspendus où le simple fait d’être présent là où on est, d’être qui on est, donne le vertige.

Il neige. Deux jeunes femmes passent dans la rue. Chacune d’elles tient un enfant par la main. Un des enfants trébuche et tombe par terre. La jeune fille jette le ruban orange dans la neige et aide l’enfant à se relever. Sa mère tire ses nattes en arrière en remerciant. Les deux jeunes filles s’éloignent en souriant.

La durée où s’inscrivent ces récits - quelle que soit la destination envisagée, plus tard ou autrefois – joue profil bas, file doux dans ces scènes élémentaires, ces descriptions presque naïves de la réalité, ces situations sans échappatoires ni lignes de fuite où des fillettes, de vieilles femmes, de jeunes hommes, tout un monde accepte parfois à son corps défendant que l’occupation de l’espace – large avenue d’une ville, réduit obscur, papier collé sur la glace d’une salle de bain - ait force de vérité dans son existence.


Comme tous les après-midi, recueil de nouvelles de Zoyâ Pirzâd traduites du persan par Christophe Balaÿ, paraît aux éditions Zulma.
Les trois citations ci-dessus sont extraites de la nouvelle intitulée « La neige ».

Zoyâ Pirzâd est née à Abadan, Iran, en 1952. Elle a publié trois recueils de nouvelles, dont Comme tous les après-midi en 1991, puis deux romans inédits en français, C’est moi qui éteins les lumières en 2001 et On s’y fera en 2004.
Elle a traduit en persan Alice au pays des merveilles.

De Christophe Balaÿ le traducteur, on lira : Littérature et individu en Iran sur la littérature persane du XXe siècle et quelques écrivains de langue persane traduits en français : Houchang Golchiri, Sadegh Hedayat, Shahrnoush Parsipour et Reza Baraheni.

21 janvier 2007
T T+