Chao Praya, de Sereine Berlottier.

« (Mais où et comment déposer l’ombre
simple d’un souvenir humain entre
les herbes vivantes.) »

Tout l’essentiel est bien là, n’est-ce pas, dans l’inquiétude poétique que révèle cette question, puisqu’il s’agit bien de savoir si l’on peut être fidèle au monde, et comment, et quels mots, quels gestes, « simples », mais toujours des « ombres » en vérité, témoigneraient de son approche, sans rien trahir de l’émotion de la rencontre.

Voici donc une ébauche de récit de voyage dont le titre exotique renvoie à ce fleuve, Chao Praya, au « fil argent de ce fleuve modeste », qui se jette dans le golfe de Thaïlande. Et l’on pourrait isoler arbitrairement, dans le texte, les éléments, mais dispersés dans un temps discontinu, qui signifient en effet le voyage, depuis les petits détails techniques, les sacs qu’il faut remplir, les cartes qu’on déplie, la langue qu’on ne comprend pas, les marches, les errances, etc., jusqu’aux beaux et surprenants éclats de réel qui vous saisissent : l’aube annoncée « dans le mouvement de poignet qui relève le rideau » ; telle « main de femme très vieille : un éventail sans toile » ; « l’ombre des pattes immenses de l’araignée projetée sur le mur blanc de la hutte », et, par exemple encore :

(leurs yeux calmes, leurs bouches sans
sourire, leur front immense, leurs mains
remplies de doigts longs et sages et non
pas l’arrogance des dieux sans doute.)


Toutes choses qui vous traversent, dont on voudrait saisir et comme arrêter l’identité fugitive, dont on note avec fébrilité l’apparition sous la forme de « fragments » dérisoires, qui vous laissent toujours insatisfait, dans l’un ou l’autre de ces « carnets japonais » qui ne vous quittent pas, qui vous donnent l’illusion peut-être d’un statut fantasmatique de romancier, « inventant des successions impossibles » comme on le ferait dans un récit de sa vie recomposée, de sa vie en ordre enfin, donnée à entendre, alors que souvent le quotidien vous inspire des paroles tronquées, des phrases en syncope, une espèce de réticence, de défiance à l’égard de mots qui diraient dans la logique de tout le monde ce qui échappe à l’ordre du langage socialisé. Tout discours, toute « théorie » ne laissent-ils pas aussi une impression de « flou ».

Cette expérience, cette exigence, fondent une solitude.
Il y a, je trouve, beaucoup de solitude dans ce poème, quelque chose de grave et de triste, que le chahut du voyage et des déplacements fébriles ne masquent pas, et dont ce leitmotiv du ciel gris revient sans cesse renforcer le sentiment de nécessité – « ainsi dans le ciel gris » – alors que certains aphorismes, étranges et forts, font signe vers quelque chose comme un malaise, peut-être une angoisse, où le corps est impliqué : « il y a des nœuds à tous les carrefours du corps » ; « baisser les bras et qu’en tombant les bras emportent la tête » ; « la main cherche et ne trouve pas »…

Peut-être la source la plus prégnante de l’inquiétude est-elle à chercher dans certaine qualité du rapport au temps, et c’est ce que me font entendre en particulier, et sur le mode de discrets harmoniques, d’abord bien sûr la présence emblématique du fleuve, mais aussi par exemple la lecture de Proust, que poursuit tout au long du livre, jusqu’au Temps retrouvé, S., le compagnon de voyage.
Or la question du temps n’est pas posée depuis le sentiment banal de son écoulement mais à partir de celle de l’origine, de « l’initiale », est-il écrit : « quand » commence ce qui commence ; peut-on assigner une origine à ce que nous vivons comme désordre et comme perte, inventer quelque chose comme du plein, du sens, « rien n’ayant jamais pu avoir lieu qui précède, rien jamais répété et jamais retenu ». Le poème semble répondre que non, on ne le peut.

Ainsi le voyage désoriente-t-il plus qu’il ne satisferait je ne sais quel fantasme de dépaysement : c’est toujours, n’est-ce pas le même pays qu’on visite, celui de sa solitude, celui d’une unité qui se refuse, et dont pourtant la recherche nous fascine.

Sereine Berlottier, dont on a pu lire, chez Fayard, Nu précipité dans le vide, est membre du comité de rédaction de remue.net.

Jean-Marie Barnaud

30 juin 2007
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