Claude Mouchard : Papiers !, pamphlet-poème


Papiers !, pamphlet-poème de Claude Mouchard (éditions Laurence Teper).
Le jeudi 7 juin à partir de 19h30, rencontre avec Claude Mouchard qui s’entretiendra avec Pierre Pachet et Tiphaine Samoyault à la Librairie Tschann, 125, boulevard du Montparnasse, 75006 Paris.


  Papiers ! L’interjection est celle qu’on adresse aux migrants, aux clandestins, aux sans-domicile-fixe, aux sans-papiers qu’on appelait encore il y a peu « étrangers en situation irrégulière », à ceux qu’on appelle au Caire, en désignant les réfugiés soudanais, les « garçons perdus ».
  Ils viennent de tous les continents, le nôtre aussi.
  Ils fuient la misère, la guerre, la famine.
  Il y a peu de femmes parmi eux.
  Comment quitter son pays si on craint, arrivée en France, d’être séparée de ses enfants (ainsi cette femme inconnue à la peau noire qui se tient à quelques pas de l’entrée du supermarché avec sa fillette en quête du semblant de chaleur que donne la lumière) ?

  Montage-confrontation au rythme rapide, haché, violent, d’informations, de phrases lues dans la presse et des livres, de paroles saisies parfois au vol, de visages, de mains tendues, de rencontres incertaines, ce texte donne à comprendre des bribes de ce que sont la fatigue, l’angoisse, l’errance désespérée de ceux qui ont parcouru des milliers de kilomètres vers notre existence quotidienne.
  Ceux qu’il évoque savent que leurs vêtements dégagent une odeur aigre, ils s’en plaignent, ils lisent la peur et la pitié dans les regards posés sur eux, pourtant ils savent encore qui ils sont.
  Mais si trop de temps passe dans l’exclusion ils ne le sauront plus, ils ne se souviendront plus de qui ils sont, de qui ils ont été.
  Leur tête sera vide, aura été vidée.
  Ils n’auront plus de mots.

  Alors Claude Mouchard leur tend les mots qu’il a. Il ne parle pas à leur place. Il parle de la place qu’ils occupent par soustraction dans notre société, par invisibilité. Il parle aussi de la place qu’il occupe, lui, de celle que nous occupons vis-à-vis d’eux dans cette situation - c’est cela le politique.
  Papiers ! L’interjection s’adresse à nous.
  Comme ces personnes prennent d’assaut notre monde, notre bord.
  C’est l’expression consacrée : l’assaut de Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles en terre africaine.
  Dès lors, quelques mots communs de notre langue, de notre bord, sont eux aussi comme pris d’assaut, d’interrogation, au cœur du poème même.

  Papiers ! concentre sa pensée sur le mot « dans » qui délimite un hors, sur le mot « nous » qui désigne un eux, sur le mot « entre » : entre dans et hors, entre nous et eux les frontières sont artificielles, les territoires communs.

« …Parce que dans ma tête c’est ouvert et je sais pas quoi prendre… » Ces mots-là, transcrits ailleurs dans le livre [1] sont ceux d’un autre SDF africain : Cyprien.

Prendre quelque chose – ce à quoi se tenir en dépit de tout, une idée pour orienter sa vie – dans sa tête ?

Si « c’est ouvert », Cyprien a-t-il encore un « dans » sa tête ?
Sa tête (se dira le lecteur des propos de Cyprien), peut-être est-elle ouverte parce qu’il n’a rien dans quoi être, parce que rien ne l’enveloppe.

Pour être en mesure de saisir ses propres pensées – ou ne serait-ce que ses sensations et émotions, ses désirs, ou un minimum d’espoir – faut-il être dans quelque chose ?

Est-il donc nécessaire

d’appartenir,

ne peut-on se rapporter à soi

qu’en se sachant contenu

dans ?

  Papiers ! a d’abord été publié dans le numéro 117-118 de la revue Poésie (éditions Belin) dont le rédacteur en chef est Michel Deguy.

  De Claude Mouchard a paru également Qui si je criais… ? – Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle.
  Citant et relisant les œuvres de Kertész, Nelly Sachs, Pierre Pachet, Mandelstam, Celan, Chalamov, Akhmatova, Ibuse, Tôge, Rithy Panh, l’auteur rappelle comment les pratiques de la littérature et de l’art sont au cœur du projet humain, d’autant plus quand règne l’inhumain.
  Dans cette période (mai 2007) où un candidat à l’élection présidentielle explique que la « littérature ancienne » deviendra, s’il est élu, une filière universitaire que le contribuable n’a pas à financer, il est vital et urgent de le réaffirmer.
  Pour notre part, ignorant ce qu’il faut entendre par « littérature ancienne », et qu’elle ait une date de péremption, nous relirons une fois de plus Eschyle qui le premier, dans Les Perses, sut confier sa parole poétique aux sans-voix.

  L’écriture de Claude Mouchard et son activité de chercheur sont une seule et même chose, elles essaient de répondre à la question : l’écriture de soi peut-elle dire l’histoire ?
  Il a codirigé, avec Annette Wieviorka, La Shoah, témoignages, savoirs, œuvres (PUV 1999).
  Il est professeur émérite à Paris 8 et rédacteur en chef adjoint du comité de rédaction de la revue Po&sie.


Photo extraite du Livre noir de Ceuta et Melilla (Migreurop, juin 2006), page 7.
Photos de Sara Prestianni et Anne-Sophie Wender.


Lire aussi l’article de Jacques Josse sur Destins clandestins, un livre du photographe François Legeait.

1er mai 2007
T T+

[1Les SDF africains en France, représentations de soi et sentiment d’étrangeté, Cean-Karthala, 2002.