L’affaire Furtif par Sylvain Prudhomme






Bookmark and Share

L’affaire Furtif par Sylvain Prudhomme


Cocons

1. Le sac de couchage. Le hamac. Le scaphandre. La combinaison chauffante.

2. Comme je m’étais assis sur un rocher en face du soleil, j’ai fait rouler une pierre : au-dessous était un nid de larves. Des cocons blancs amoncelés, se tortillant.

3. Un cocon étanche, isotherme, ergonomique. Où l’homme puisse se glisser chaque fois que nécessaire, le temps d’une sieste ou d’une nuit. Qui puisse s’accrocher aux branches, se caler parmi les rochers, flotter sur les mers.

4. Des cocons monoplaces. Des cocons biplaces, triplaces, multiplaces. Chacun selon son tempérament.

5. On ira son chemin et à la nuit tombante on s’arrêtera près des cocons où dormir. D’autres gens seront là. On parlera, on passera du bon temps ensemble. Le lendemain chacun reprendra sa route. Restera s’il préfère. Chacun selon son tempérament.

6. Il y aura des endroits où la densité des cocons sera forte : ce seront les villes ; il y aura des endroits où les cocons seront si dispersés qu’il faudra longtemps avant de les trouver, au creux d’un vallon ou sous les ramures d’un tilleul : ce seront les campagnes.

7. Ce que seront les tremblements de terre, les tsunamis, les cyclones : de menues secousses. Les cocons remueront imperceptiblement. Aux endroits de grande densité, ils seront un peu jetés pêle-mêle. Le danger éloigné, on les remettra en place. La vie reprendra.

8. Ce que sera la vie : de longues journées au grand air. On sera dehors à discuter, à jouer aux cartes, à rester simplement assis ensemble. Il y aura de temps en temps un problème à régler : la queue devant les cocons biplaces. L’arrimage d’un cocon ermite au sommet d’un chêne.

À lire cet extrait de « Vers une anarchitecture » de Youri Spassky, un des documents qui rassemblés constituent ce livre, on croirait une rêverie théorique et poétique sur le thème de notre habitat, comme ont pu récemment en offrir Philippe Vasset (dans Un livre blanc mais peut-être plus encore dans son fameux Bandes alternées) ou Joy Sorman avec son essai Gros œuvre.

Ce court livre de Sylvain Prudhomme est cela, recèle cela, et bien plus. Car l’Affaire furtif, comme son titre limite kitsch l’indique, est aussi pure fiction, roman d’aventure, ou trame de roman d’aventure, ou trace de trame de roman d’aventure. Un ouvroir. Une boîte.

Résumons : nous est raconté qu’un navire, le Furtif, quitte Lisbonne un jour et met le cap plein sud. Et c’est un grand mystère, mis en épingle par les médias unis, sans qu’il nous soit trop dit en quoi – un rand mystère, qui nous embarque. La fiction est toute entière dans ce contrat implicite : fiction contenue dans sa promesse.

Ne pas tout révéler alors : juste, que le Furtif s’en va, et disparaît.

Et le temps passe.

Et on le retrouve.

Vide de ses embarqués – embarqués dont on devine l’identité à leur absence au monde après le départ du navire ; dont on confirme l’identité aux traces de leur disparition, des journaux laissés derrière eux, ou des fragments d’œuvre du sculpteur Joe Di Bembo ; les embarqués sont des artistes, pour l’essentiel. Et les journaux sont magnifiques, objets concis, fragmentés, regards au monde de naufragés –volontaires, certes, mais naufragés.

Ce qui se compose est une méta fiction amusée, mais aussi un très bel assemblage de textes (dont ce traité d’anarchitecture évoqué plus haut) discrets a priori, dont la liberté explose dans le cadre de la fiction susdite. Faisant du livre un bien singulier livre ; roman d’aventure sans aventure, constitué de l’évocation de l’aventure ; poème sans poésie -poème quand même (on pense ici au merveilleux journal inclus du botaniste japonais Soseki). Une utopie magique et minuscule, qui s’inscrit bien dans le catalogue de cette excellente maison.


L’affaire Furtif par Sylvain Prudhomme, avec 14 dessins originaux de Laetitia Bianchi, éditions Burozoïque, collection Le Répertoire des îles (volume 5), ISBN 978-2-917130-30-8, mars 2010.

Les éditions Burozoïque, et leur collection "Le répertoire des îles", projet utopique : celui de se consacrer à l’utopie, en littérature, sans distinction de dates et genres. On en avait parlé ici.

Sylvain Prudhomme est l’un des animateurs de l’excellente revue Geste) et du Tigre, avec Raphaël Meltz & Laetitia Bianchi, auteure des très beaux dessins illustrant le livre et cet article.

Guénaël Boutouillet

7 avril 2010
T T+