Danièle Momont | Point sur la courbure du monde


 de Claudine Galea, lire Au bord
 de Danièle Momont, sur remue.net, la telle diversité du monde
 Danièle Momont est universitaire et traductrice, lire aussi : sur Passacaille de Robert Pinget


« Là, par exemple, je me suis dit c’est du Genet, c’est le ballet
de
Notre-Dame des Fleurs. J’ai pris la photo.
Quand je l’ai montrée à Genet,
il m’a dit :
"Je ne vois pas le rapport." »
(William Klein à propos de Suite au happening avec Kazuo
Ono et Cie)

Entre les pages trente-sept et cinquante-cinq du Bel Échange [1] le père meurt. Il meurt et c’est un roi – à preuve que son palais se troue – qui comme l’autre se meurt (et nous tantôt et mêmement). Soixante-dix-huit lignes dont « il ne se réveille pas ».

Dans le même temps (même pâte souple d’encre et de papier plutôt, plutôt ce souffle sec du feuilletage), la narratrice – « une femme », la fille du roi, c’est égal – fouaille et refouaille la jeune Pauline pour « dressage au plaisir ».
Quoi de commun ?
Entre la sape courte et le travail sur Pauline accompli, souhaité « long et délicieux » ?

C’est dans une ville qui peut être Marseille, où des voiles cinglent dans la gouache bleue et à mesure se tissent.

Lors de son premier séjour à l’hôpital, c’est-à-dire le premier par la grâce du livre attesté, le père joue aux cartes avec sa fille. « Lui qui gagnait toujours, il perd maintenant. C’est un signe tangible de sa déchéance. »
Dans les quatre rois qu’il lorgne quand il est au jeu, qu’est-ce qui l’éberlue ? « Il n’arrive plus à se concentrer. » Le fatras de symboles qui tous nous abêtit et davantage l’hébète à cause que l’agonie lui vient ? Il ne sait plus, hors que toutes victoires au clou il a cessé d’être « brillant et fier », s’il a démérité, pour que l’instance à nos cris sourde le fadisse comme elle fait mais c’est égal, puisque quoi qu’il en soit devant l’instance on reste court. Il reste court.
La barbe sur ses joues « dessine de petits carrés irréguliers, gris et blancs ».
Le roi mat.
Elle dit : « Certaines fois, il dort. »
Alors ce preux ou celui-là (leur barbe à tous abonde), Alexandre mettons (toutes moutonnent), avec sur la joue la boucle en esse bien dix fois reproduite, pour signifier le poil profus – au stupéfié semblant, dans ce temps de dernière hébétude, exhaler un suint, l’entier du troupeau presque, son amas, de cet amas la rumeur et puis son frisson qui fait un nimbe ; dix fois donc au moins la boucle en hameçon, dix petits hameçons d’encre et tous dix grelottants, à quoi comme des esches nos rêves s’accrochent.

« Quand il me voit, il sourit. »
Bientôt en tout cas, la certitude est dans le livre, il aura les crevés de César par où la soie bouffe, « gorge ouverte » et « plaie au bras » d’où surgit l’autre étoffe, celle dont on fait le tout-venant, c’est-à-dire et lui et nous, qui le laisseront flottant « dans ses pantalons, ses polos ».

Dans l’étouffant sirocco du feuilletage.

Quel rapport entre l’instance terrassante et celle dont Pauline assouplie accueille les coups, diversement la lanière, le boutoir convoqué ; qui pour peu qu’on s’y plie délace ; dont le cuir et la sangle délient ? Entre le père qui sans un pli reçoit et consent, Pauline qui consent. Puis seulement reçoit.
« On est attachée.
Oui ?
Ouverte.
Oui ?
Pénétrée. »

L’on aurait tort, à battre à ses joues les cartes reliées du livre, le jeu du Bel Échange, d’appeler à soi l’ombre propice ou le souffle dans les platanes, les ciels réduits qu’à l’aplomb des placettes ils peuvent tendre.
Ce souffle parmi les feuilles et qui solidairement les meut.
Nul souffle fraîchi.
Nul petit ciel translaté. Dans Le Bel Échange la lumière est crue, le livre sans aménité.

« Quand l’homme de l’agence a voulu ouvrir les volets, j’ai étouffé un cri. J’ai dit, Arrêtez. Dans l’entrebâillement, la clarté m’aveuglait. » On l’imagine alors comme ailleurs dans les livres (dans d’autres livres) portant à sa bouche sa main, lèvres encagées – l’œil mêmement dans l’ombre des cils – derrière les doigts qu’elle entrouvre un peu.
En partant, je me rendis compte qu’il n’y avait nulle part où aller et rien que je veuille faire hormis satisfaire ma curiosité à propos d’une femme qui me tombait dessus en fanfare avec sa cargaison de chagrin.
Bouche et main, geste court de la femme défaite : de même que la clarté l’épingle, son cri court embroche qui lit, c’est l’érotisme péremptoire de la scène flash, l’Arrêtez comme apocopé, par la petite étoile brune de la bouche lâché, tragique densément et serrant dans ce pois noir un chagrin, la ruine dans le hoquet concis du cri.

Que la femme soit défaite, le livre plus tard en fait foi.

* * *

Ce qu’il y a de commun, c’est la couronne.
La couronne est « ce qui nous élève au-dessus de nous-mêmes ».
On se voit vieille. On se voit reine.
L’essor majeur.
La chute majeure.
Le plomb, la grâce à nous tous dévolus et la décision d’étrave qui toujours y préside, aussi résolument nous avisions-nous de reprendre nos tours.

(Il faut, pour sentir poisser l’ombre que Le Bel Échange n’annule pas mais ouvre en deux, pour la sentir et pour la fendre, sitôt la fêler, il faut pour ce faire écarter les lèvres du livre, puis diversement à sec ou dans les « sons aqueux » crever en la débridant la poix noire. Le Bel Échange est à ce prix.)

* * *

Ce peut être le mois de mars 2005.
Claudine Galea séjourne à la Villa Mont-Noir, dans le nord de la France.
Elle n’en connaît pas grand-chose, en sait peu sinon qu’elle doute d’y trouver une lumière conforme à celle des villes qui peuvent être Marseille. Il faudra, pour vivre, s’arc-bouter contre autre chose, pour vivre un mois là s’arc-bouter. Sans ciel.
Contre soi.
Contre soi deux fois et dans ce tiraillement.
En dépit de telle tristesse avérée travailler dans l’os et sans bavure contre la ruine pérenne.
Que je possède ou non de Claudine Galea quelque science importe peu : je dispose.

* * *

Sans frein jusqu’à la bouche d’ombre où le cri s’est formé (son mince test où il résonne), la clarté fond. Il arrive que dans le noir à l’œuvre, le noir fouillé, dans le noir à patiemment manœuvrer surgisse quelque chose blanc, très, trop presque, comme d’un éclair au magnésium, qui vient rudoyer le nerf optique. C’est la lumière crue par la bâillement du livre annoncée, amorcée, son inconfort, c’est sa tarière et la crudité qui tapant en arrière de l’œil « donne la migraine » quelquefois.
Du térébrant échange le bel et long office.

* * *

Mars 2005. Claudine Galea peut voir, voit alentour de la Villa des sillons (les voit-elle ?) s’évasant en rais prune depuis l’horizon noir ; dans la nuit qui souvent tombe le pied d’un arbre, au fond, couleur de chique, où s’assemblent leurs faisceaux ; dudit la grande tête seule, non pas justement sèche mais comme assouplie par la brume et mouillée, quand dans le jour qui ne se lève que peu les champs des Flandres bavent l’eau sale, de sauce sombre.
Sauf qu’alors il neige.
On ne se dilue pas.
Elle goûte des bières dans les estaminets, ne s’y dilue pas, n’y dilue pas ce qui l’éprouve, ne souffre pas d’y rincer les plaies qu’une instance touille.

Il y a les peignoirs doux. Après les séances de dressage invariablement menées à leur terme : la crème, le thé brûlant.
La douceur est ce qui n’existe pas.
Ce que dans Le Bel Échange on prend en pleine figure est ceci : la force nécessaire et l’inusable abandon.
La douceur est ce à quoi l’on veut croire sans varier.

Bientôt, c’est-à-dire au printemps qu’elle n’a pas prévu ici d’éprouver, s’apercevront des bœufs parmi les inflorescences des sureaux – dans une éclaircie végétale entrevue : de beaux bœufs blancs sur un pré comme des flaques de lait tiède.
Ce vert constellé de bœufs parmi les constellations crème des sureaux, pour l’heure promis seulement (et l’air sapide, et la fraîcheur dans les auges), sa tendreté bonne à l’esprit et pour l’heure dans le souvenir toute ; on y verra du bleu.

Il se peut, on ne sait où, qu’on ne sait quel oiseau concerte avec la brume.
Un lapin peut-être, un lapin mettons, on ne sait d’où extirpé, et comme tous les lapins marmonnant.
Tout ce que de tête on lui associe : ce qui tend à se réchauffer, avec méthode s’y consacre, modique, résolu quoique sans motif qu’on puisse percer ; ce qui se clapit ; ce qui palpite ; le qui-vive, le retrait, entre lesquels se meut avec obstination la petite espèce incessante.

* * *

La luminosité sans frein qui ouvre les corps du Bel Échange et le sexe des corps manœuvrés et manœuvrants du Bel Échange mêmement incise, implacable avec résolution, le ventre du temps, écartèle du fond des âges la mer, du crevé bleu les deux lèvres, sur ce bord-ci (tandis que l’autre rive – où par la femme et par la grâce du livre une « vie d’amour » est amorcée, puis close – déroule sans fin des oliviers et « la rondeur lointaine des collines »), sur ce bord-ci c’est une lippe dure, au pied de quoi bâillent les petites bouches étoilées des oursins bruns sous l’amas d’eau, des bêtes anfractueuses dont la gueule est sans âge ; un bord bien blanc, très radical où dans cette ville qui peut être Marseille « on va pour échapper oublier s’émouvoir s’enivrer se tenir les mains se regarder les yeux dans les yeux s’enlacer dans les voitures ou mourir ».
Je chasse dans le noir ce qui brièvement me couronne.

* * *

On l’imagine à Bailleul postant sa « lettre à Marguerite [2] » auprès du beffroi, triste et l’ayant noté, dans l’air amorti pas bien grande, mince assez, quand le beffroi dessus rend pièce en bloc au bloc perle du ciel par temps de neige.
Au pied du beffroi, à l’aplomb de toute sa brique une à une massifiée.
Pas bien grosse.
D’aplomb.
Menue et qui bon an mal an tient.
Le beffroi au ciel jetant – au ciel fourré dans une taie – lançant cinq tonnes de cloches.

« Quand mes jambes ne me porteront plus, tout ça n’aura plus de sens. »
Pour lors elle remarche, entre deux séances, suppose-t-on, d’écriture, dans la neige qui souvent tombe, plus blanche que page et qu’on souhaite entendre comme de l’ouate grincer sous ses semelles. Elle rentre. Se rentre. Allant vers elle, en transit pour retourner à soi. Avec la grâce, avec le plomb. Pour un mois ceinte et cernée d’ouate. Au gîte. Palpitante. Modique, résolue, sans ciel ni besoin d’un. « La dérision que c’est d’écrire me fait face chaque jour. » Alors elle s’efforce au souffle régulièrement distribué, contre le tangage à quoi parfois le cœur est soumis, à elle-même sa chiourme et à ce titre ignorant la saccade, appliquée à faire disparaître les à-coups dans le « corps à corps avec une matière dense, qui oppose une résistance et exige une traversée ».

* * *

« Mordacité de mer par mistral. »
La mer du Bel Échange n’est pas la gouache bleue, pas le pot de gras outremer qui oint, plutôt l’eau dure que le vent gèle, ce qui fouette et ce qui est fouetté.
La mer est bleue comme un citron.
C’est l’eau forte de Claudine Galea.

Cézanne sous un soleil pareil, frotté pour l’occasion de géologie, livre du cube et du bloc fauve. Désireux d’échanger un sens de l’universel plus obsédant peut-être, mais combien plus fécond et plus délicieux, donne la série des Sainte-Victoire. Défourne sa géométrie. Sous ce soleil éployant, éployé, Cézanne bascule du lourd – convertit la pliure, le gouffre -, débite, se débagoulant, des morceaux inégaux, à la va-vite équarris, des bouts tout silence.
La chose volumineuse du fond des âges extraite ou poussée, c’est égal.
En quête de l’« instinct sûr », qui sait, du « savoir éternel », dans l’espoir imbécile de moins de plomb.
Où le père, gracioso avant que quatre preux l’emportent, autour, dessus, quatre pompiers, désirant au mur la tartine bleue : Le Joueur de cartes, étude, approx. entre 1890 et 1892.
Le chrême azuré n’est certes pas dans le livre, en quoi parfois l’eau se change, en quoi, plutôt, il arrive qu’on la mue, mais avant, mettons, le grabat, avant les « tuyaux partout » (le bataclan flexible qui presse, avec des douceurs de nurse et de la vaine fermeté, la bourre de rentrer dans ce corps-ci dont elle s’échappe), autant dire avant la page cinquante-cinq du Bel Échange, quelque part dans la dizaine de courtes feuilles mais que ces feuilles n’attestent pas, par ma seule grâce assumé, autant dire rien, j’imagine le roi sans plus de dents ni de palais, le père, le preux qui tout vif se démantèle et un instant « se bat pour retrouver un sourire, des cheveux », je vois le chu, le déchu, non pas collant à la vitre une bouche d’azur bleu vorace (il est le dévoré) mais cherchant du regard – l’œil doux, surpris au fond plus que rendu, abdicataire et nullement résigné -, du regard appelant, ou bien de l’esprit pour lequel on veut croire qu’elle a de vagues bontés : la mer, assénée tantôt (le fer bleu de la bêche sur une taupe, mortel, claqué, plaqué, imparable, emboutissant ce qui n’en peut mais, plaquant ce qui dans un souffle inaudible rend gorge, l’eau ces jours-là tel un coup de merlin sur ce qui la sertit, de gong à travers les panoramas), ailleurs ou tantôt claire, claire certains jours infiniment, d’une limpidité de même teneur que les petits sons qu’alors elle rend – de verres qu’on entrechoque -, la mer donc, l’étirable feuille vaste, la tôle pailletée qu’au soleil elle peut faire frémir sous un peu de vent, la mer toute et son train d’avatars ; sur ces nuances le ciel, tendu dessus comme un lé : on n’y voit que du bleu.

Et les grands étonnements que mourir et vivre sont – C’est pire qu’à la guerre.

* * *

« Elle s’appelle Pauline. Elle est très jeune. Elle est belle. Bandante. Elle est gaie. Elle est tendre. »
Pauline ainsi ne me dit rien.

Je suis en été 2004 aux Alyscamps, dans l’ombre ecchymotique des peupliers, cheminant le long des peupliers en ligne, dans la poix mauve qui glisse au bas des troncs avec des lenteurs de cire, la soupe blette à peine levée, de temps en temps, par ce qui là-haut souffle, coulis, entre leurs feuilles qui rendent à son passage quelque chose proche d’un chuintement de gaz, des branches les plus fines, celles aux tons citronnés, émanant la même espèce de menace, de ces badines acides l’augure sifflant, l’augure gazier.
Il faut aller contre la haie hiératique.
Venir et céder.
Se rendre à l’immobile, au tressaillant, à ce son d’aspirine.
Consentir au gourd.

« Le premier homme s’avance. Les lanières sifflent. »

Longeant, au-delà de l’intériorité frissonnante des trembles, les tombeaux mêmement alignés, égrenés, ouverts ou à demi, pareils à des dents, à des « cailloux de dents » et avec ça profondément verdis, mousse et pierre miscibles grain par grain.
Errant dans les Alyscamps pleins de camarde, saturés, entêtés d’elle.

« Le quai est désert. Cul nu, Pauline avance. Nous nous éloignons de la route, l’obscurité grandit. »

Il y a là ce qu’il faut de soleil comme un écu, comme une girandole, sous quoi il arrive en août ou en juillet qu’un décor se fige tandis que c’est l’astre qui tourne. Les verts sèchent, une poignée d’oiseaux tient au ciel, qu’on n’entend que peu – même l’oreille est alentie. Les têtes des arbres font des trous dans l’air, chacune foncée, quasi nègre, empaquetée de noirceur molle qui en même temps vous aspire ; rendu, on se laisse aspirer par les grosses têtes denses pleines de torpeur où minusculement pépient des bêtes.
Par les sépulcres torpides.
Leur froidure d’auge.
« C’est dedans. Partout. Dans la bouche. Sous les dents. Sous les ongles. Dans le creux des coudes. À l’aine. Derrière les oreilles. Aux gencives. Dans la cavité du nombril. Sous la plante des pieds. À la racine des cheveux. Aux tempes. Aux os du bassin. »
Surseoir le pourchas.
Fuir ou tenter de, appeler à soi ce qui en soi demeure de sempiternel quoique d’infime, pour se déprendre mander la tête d’épingle et au cœur sa piqûre, le fretin du cœur, tout cela qui, avec la dérision qu’on sait, à la plupart d’entre nous tient lieu de foi.
Réchapper.
Ce disant : préférer l’été.

* * *

La prestesse du Bel Échange, sa douleur indurée. Le côté crâne. Le gélif. Le vif à moins que le ramassé. Ce qui fend. À la suite de quoi : nos mers tranchées.
Quand Georges songeait qu’il allait dîner avec Ann il en avait les larmes aux yeux. Même s’il ne pleurait pas en vérité il se disait : « Je mange avec elle. J’en ai les larmes aux yeux. »
Autant la percussion que la traversée, l’impossible plongeon du cincle à travers un cube de glace.
Même si l’on ne pleurait pas en vérité l’on se disait j’en ai les larmes aux yeux.

« Elle est entière. Elle est sensuelle. Elle est curieuse. Elle veut connaître, essayer, sentir. Elle veut tout. »
Pauline un jour occupée à gésir.
D’ici là et pour la raison même désirant mordre au citron de l’idéal.

* * *

J’ai dû plus loin franchir un ruisselet, ru de quasi conte que dans les contes on dira serpentant, argentin dans la broussaille, occupé à y dérouler son ruban, un ru pour tout dire gondolé comme une lame de scie, en somme le genre de ru qu’on saute avec l’espoir d’y voir sauter aussi de petits poissons de même tain, car toujours l’on désire que le vif ait de quoi, contre la bourbe aux trousses, le froid de cuve et le tangage, hausser le cœur avec le reste de l’intime triperie – puis montèrent d’autres peupliers, mais ceux-là bons à l’âme comme à Auvers, à quoi l’on peut ajouter le fatras que chacun taille à sa main, manière de se bricoler une campagne portative ; bref le fatras, ce qu’il faut de gens et d’engins, deux trois graminées qu’une brise à peine berce, puis encore la vague passée de loin en loin sur les épis telle une main, et qui les penche avec sa douceur inusable.

« Le premier sort une poignée de lanières. Pauline recule jusqu’au mur. »

Croire aux courants immarcescibles qui s’établissent entre les êtres, penser que ces courants sont divers et diversement s’intensifient, se dire que rien d’autre, peut-être, n’existe dans nos vies que ces flux, que la vie même est dans notre aguet fiévreux pour les repérer, et songer que, de quelque nature qu’ils soient, on aurait tort de les empêcher de circuler.

« Le quai est désert. Cul nu, Pauline avance. »

Débouchant – entre possiblement des sureaux, de la brassée quoi qu’il en soit, souple et par sa souplesse exigeant qu’on la traverse – dans l’été 2004 du sud où j’étais, sur le quai d’une gare désaffectée qu’à tort je prends depuis pour celui du Bel Échange.
À l’extrême bord du bleu, tout en haut, où l’œil en fin de compte ne se risque pas souvent, une alouette, essorée mettons, qu’on ne distingue jamais que peu, la tête d’épingle dans la brûlure pâle, qu’on voit avec le cerveau plus qu’avec l’œil, qu’on entend triller dans l’élévation toute, tendue, en train d’arriver mais point n’arrivant, ne s’en souciant guère.
Un an plus tard lisant, dans l’été de même, à la page trente-sept du Bel Échange, dans l’étouffant sirocco : « Le quai est désert. Cul nu, Pauline avance. Nous nous éloignons de la route, l’obscurité grandit. »
L’on peut quasi parier pour un quai maritime.
Surtout c’est la nuit, avec l’incertaine aura des six corps qui s’y risquent et coud dans la scène ces corps avec la nuit.
Je n’ai jamais fait autre chose que confondre les deux quais.

Car c’est ainsi que Pauline me dit, ainsi seulement, pleine de camarde, saturée, barbouillée d’elle. Pauline au harnais, Pauline à l’attirail, Pauline au bestiaire fabuleux versée, Pauline au bandeau, Pauline au recourbé, Pauline chez les femmes à petites chaînes, Pauline parmi les laisses, les anneaux qui traversent les lèvres. Pauline dans la strie, le percement, la balafre. Pauline au sexe très méthodiquement guilloché, Pauline et son cul nu qu’on ne promet d’ordinaire qu’aux petits enfants durs, Pauline dans « le jeu des corps [...] librement consenti » des séances de dressage, Pauline vaguement risible sans la trempe fatale des Alyscamps, sans ce qui dans le livre la promet aussi bien que le père à l’ombre qui à la fin n’est guère plus drôle que le corps, Pauline qui « voit sa mort », voit sa petite mort et la grande et le dit, pour cela poigne, Pauline qu’ainsi seulement la douleur lave et couronne.
(Où Pauline femme-lige, dans la ville même où le preux croule, où Pauline taillable et corvéable sera pour finir adoubée : hôtel Le Regina.)
La reine Pauline promise à son désir toute.

* * *

Quant à la femme qui dans la journée « rame », la fouaillante incluse dans ce qui vient après l’amour, « Nous deux, c’est terminé », surprenant cotignac des jours qui est ce qui s’arrête sans pour autant cesser, et poisse, la refouaillante à elle-même sa chiourme, son sort et sa cadence, la femme aussi bien que le père se défait par la bouche, la bouche « souple et bonne » à partir de quoi naguère elle s’est unie à l’homme à elle mêmement uni, chacun fondeur, à chacun la main et la matière ensemble.
Au temps de la couronne qu’elle a pu croire incessible.
De l’indéboulonnable.
Je l’ai quitté une nuit, en gueulant, Je t’aime : ce qu’on lit dans la pâte souple d’encre et de papier, dans l’étrange cotignac.
N’était le cerne distendu des lèvres elles se décomposerait à partir de la bouche.
« Les mots sortent tout seuls, et je souffre. » N’était leur margelle molle.
C’est la gueule à elle-même consacrée.
Quant à la bouche autrefois souple et bonne : le puits d’os.
Le Bel Échange, ou la geste courte de la femme défaite.

* * *

La petite couronne que sans douceur on distend pour nous livrer passage est dans le bas des mères.
« La nuit, il gémit, il parle. Depuis toujours, il parle. Il dit des noms. Des prénoms de femmes. Ou bien, Maman. Il répète, Maman, maman. Et, Je t’aime. »
Peu d’instants après, aussi bien qu’à peu de distance, l’air accourt à nos palais neufs, radical et coulis, un cri se forme qu’ordinairement nous poussons, sans surprise ou alors le temps d’un éclair cois, et sitôt soufflés, soufflant, dans l’engouffrement libérant le vivat à nous-mêmes adressé, nous nous composons depuis la bouche, nous sommes souples et bons.
Vivants et viables. Couronnés.

« Je ne me vois pas tenant la main de ma mère – cette main prompte à corriger ce que de la leçon je n’aurais pas retenu, et moi, retenant, retenant, jusqu’à ce que, les études et la mère je jette par-dessus bord -, mais, d’un autre côté, je ne me vois pas non plus, de l’enfance jusqu’aujourd’hui, sans un livre. C’est à travers les livres que je me suis vivante, n’ayant besoin ni des leçons de l’école ni de la main de ma mère. Du moins, ce sont les livres qui m’ont fourni une mère intérieure dans laquelle je peux nager librement, à ma guise, suivant mon propre rythme et selon des forces qui m’engagent toutes mais n’engagent que moi. »
Vivants et viables.
Naissant en même temps que le monde et brièvement couronnés, ne le sachant pas, l’apprenant par la suite en pure perte.
À peu d’entre nous cette couronne-là suffit.

À telle enseigne que dans le souvenir qu’avec douceur le père collige, dans son sommeil obscurci dont nous dormirons tous (où l’espace d’un instant, qui sait, désirant encore en dépit de l’instance terrassante que « chaque matin la journée s’ouvre comme une baie immense », il porte sur la ville un œil doux, sur le bord de l’eau, le bout de l’eau qu’il faut supposer derrière les grandes îles de craie, la rade qui mord (de quel intime château ce créneau ultramarin ?) dans la cité comme une dent, le goulet à l’entrée du port et le fort dont l’ocre chauffe), je cherche dans l’obscurité la mère de la mère du Michael K. de Coetzee, sa face obscurcie par l’ombre lors qu’en songe Michael K. a convoqué la brique crue, les figuiers de Barbarie et le roseau, les pieds nus de la fillette aux poulets qui jadis fut sa mère, je vais cherchant la lignée sans bornes des mères que nous appelons tous, arc-boutés contre les lits du fond de l’enfance où nous avions le droit (et la folie de croire ce droit incessible) de les appeler dans le noir.
Je cherche l’infinie lignée d’enfants.
Je chasse dans la vie secrète que nous ne voyons pas, où nous allons berçant notre fini sur l’infini des mères.

* * *

« Dans le sommeil, toujours on se tourne, on s’emboîte dans l’autre sens, on ne se réveille pas. On passe des nuits à s’aimer en dormant. Avant de dormir et en se réveillant, on se fait jouir. »
Ce plus grand
À l’inverse des deux légendaires au jardin – entre eux l’épée. L’épée au contraire officiant (ces amants-ci sont sans leurs braies), mêmement la langue, son vif et puis son gourd.
chagrin possible
Lisant :
aubergines frites brochettes de foie et de mouton coings mûrs coupelle de cumin courgettes rondes huile d’olive montagnes d’oranges morceaux de pain rond et frais pain très blanc plats de viande plats d’olives salades de tomates et d’oignons verres de thé qui circulent volailles
pour devenir soi-même
Différemment des deux au jardin : car le jardin est dans la bouche.
La bouche était le jardin.
avant de mourir.

* * *

Les coups de ciseaux gravissent l’air.
L’alouette essorée ou l’impossible blason de Claudine Galea.
Dans la brûlure.

* * *

C’est l’ombre d’un homme jetée contre un mur.
Cette ombre un jour de 1949 imposée sur un mur de gris divers et talochés, bétonnés, onctueux dans la lumière qui crûment les active.
Sur cette photographie de Lucien Hervé intitulée Ombre à Marseille, prise en 1949, il y a l’ombre d’un homme qui va gravissant, à sa main son seau et l’épaule côté seau se haussant, les marches d’un escalier où les clairs s’organisent en triangles. On lui devine une gapette dans la géométrie.
L’ombre, quoi qu’on en pense, n’est pas toujours l’ange de la chose.
Je dis que cette ombre est le père. Dans son seau sa couronne – il est jeune encore et porte beau, la ceindre pour quoi faire ? Gradus ad. L’essor majeur à toutes les jeunesses promis, vivantes et viables et méritantes en tout cas.
La couronne dans un seau à vif.
Ayant donné l’année suivante mille et quelques clichés de la Cité Radieuse, le photographe est repéré par Le Corbusier, qui l’emmène à Brasilia, l’emmène ailleurs, l’emmène à Chandigarh où dans la pierraille (car on sait l’égale inclination d’Hervé pour le pavage et l’humain, ce goût des petits bonshommes dans le haut des clichés laissant descendre sous eux comme depuis des cintres du macadam en drap, de la dalle, de larges surfaces cailloutées qu’on entendrait pour un peu dégringoler avec le rataplan d’une grosse breloque, ce penchant d’Hervé pour les tout petits vivants dans l’architecture, menus et modiques, obstinés peut-être, nos amis inconnus parmi le roc domestiqué du monde), à Chandigarh, donc, où sourient à croupetons sur des routes grossièrement asphaltées des hommes vêtus, à voir vite, de sarongs tels qu’on en porte en réalité plus à l’est.
J’ai cru, à voir vite, lire un jour Shangri La pour Chandigarh.
L’ombre, qui n’est pas l’ange de la chose, se meut donc à Shangri La, dans l’éternelle jeunesse de Shangri La où sont le soir, parce que je les invente, au crépuscule ardoisé dont les vallées s’oignent, de petits singes, dans l’ardoise livrée avec la nuit de tout petits singes dont la gueule est sans âge.
Toutes les fois que nous ceignons la couronne, nous sommes à Shangri La, « pleins et capables » dans le chrême bleu et ne mourant pas. C’est Marseille, c’est en 1949 mettons, c’est le plomb de juste calibre et juste poids qu’on se risque un instant à vouloir connaître sous le nom de grâce, c’est l’été à tout autre préférable. Chassant dans le noir ce qui brièvement nous couronne, « nous faisons ensemble le saut de la nuit dans le jour », avec notre ombre à tous sur tous les murs du monde insolée.

2 septembre 2007
T T+

[1Claudine Galea, Le Bel Échange, Le Rouergue, 2005.

[2In « Projet Pauline », commande de France Culture pour L’Atelier de création radiophonique, réalisation Marguerite Gateau, juin 2005.