Entre chagrin et néant, de Marie Cosnay, éditions Cadex

Entre chagrin et néant, Marie Cosnay, illustration de Smail Azri, audiences d’étrangers, 12x19,5 cm, 160 p., éditions Cadex 2011, ISBN : 978-2-913388-80-2

« Par rapport à autrui, j’ai à faire – et non pas au sens de l’aumône et de l’assistance -, j’ai à intervenir, et cela même au plan de l’éthique, indépendamment de toute action politique. » (Cornélius Castoriadis.)

Marie Cosnay, donc, intervient. Qu’en tant que citoyenne elle accompagne, fasse, discrètement, cet admirable geste civique d’assistance, de soutien, n’est pas ce qui ressort de ce livre – c’est juste ce qui permet. Ce qui permet qu’elle aille là-bas, dans l’antichambre où le droit fait son œuvre qui nous est si brutale et étrange ; qu’elle y aille, écoute, enregistre et rapporte, dans la posture simple du scribe, ce qu’elle y voit et entend.

On saluait lors de sa première parution, en 2009, cette collection chez Laurence Teper, Voix du bord, qui se présentait ainsi en prologue :

Les Voix du bord sont d’abord des voix sauvées : ceux qui parlent ont subi une destruction organisée, historique. Cette destruction va toujours de pair avec son déni.
Ces voix, c’est parce qu’un écrivain les sollicite, les écoute et les recueille, qu’elles peuvent dire et écrire. La littérature les arrache au silence. Il s’agit de témoignages, d’œuvres aussi. Le bord désigne toutes ces frontières au nom desquelles on détruit et exclut. Le dedans et le dehors.

On salue l’éditeur (puis Cadex, rééditeeur) qui permet que ceci soit écrit, qui nous informe :

La plupart du temps les « retenus » présentés au tribunal n’ont pas de passeport attestant de leur identité et permettant à l’administration française des les reconduire dans leur pays d’origine. Échapper à l’identification, c’est ainsi, parfois, échapper à l’expulsion. La plupart du temps il est reproché aux personnes présentées cette absence d’identité qui vaut multiple identité.


On salue l’éditeur qui permet que ceci soit écrit, texte qui s’efforce non à la neutralité (car tout n’est pas possible ni admissible) mais à notre information la plus claire – et Marie Cosnay s’est longuement posé la question de nommer, ou pas, et comment, et qui :

« Le traitement de l’identité des personnes paraissant dans ce texte est donc, en fonction des menaces pesant sur les uns et les autres, variable. Comme peut l’être l’identité elle-même. »


On salue Marie Cosnay qui se pose de si justes questions sans verser dans la moindre pose (or il faut, assurément, un peu de courage, pour y aller, pour rester, pour assister, encore et encore, tenir).

« Je sais que je dois, au fur et à mesure des audiences, éviter de m’habituer. Il est facile de se protéger ; malgré soi on résiste à l’émotion. On adopte, sans la décider, contre l’émotion, une sorte de fermeté. Le témoignage serait une forme supportable d’action, de réaction. Je me mets en garde. Ce n’est pas suffisant. Je me mets. Ce n’est pas suffisant. Je me mets en garde au fur et à mesure des audiences. De semaine en semaine, ne pas s’habituer. »

On s’accroche certes car les situations, leur lest en désespoir et leur répétition nous écorche, assurément, ébrèche la part désireuse d’histoires, de nous-mêmes, qui souhaite que ça s’arrête, que quelque chose se passe, que quelque chose d’autre arrive que les sempiternels placements ou reconductions en rétention, qui désire son p’tit dénouement, son histoire, sa larme. Sauf que non, ce qui se passe se passe – et de surcroît se répète.

Plus les audiences s’enchaîneront, plus j’entendrai qu’en l’absence de documents d’identité et en l’absence de garantie de représentation sur le territoire français, il n’y a pas d’alternative à la mise en rétention.

On salue aussi Walter Benjamin, cité par Cosnay, qui clairvoyant nous explique qu’ « afin de conserver le droit qu’on a fondé en légalité, dont on se prend à ne plus douter, on développe plusieurs violences qui ne servent pas la fin, mais s’assignent de nouvelles fins. »

Quant à la fin, là où ça va, là où on va, tous, ensemble, elle ne nous fait guère envie, chaque jour un peu moins certes, alors : Merci de ne pas fermer tout œil. Ce livre, contrepoint à cet autre qu’elle sort simultanément chez ce même excellent éditeur, Laurence Teper, y contribue.
Comme y contribuait celui-ci, collectif, à l’automne.


Marie Cosnay, « Entre chagrin et néant », Editions Laurence Teper, Collection Voix du bord. Le livre a été réédité chez Cadex suite à la fin des éditions Laurence Teper.
À noter aussi, ce bel article d’Éric Bonnargentsur son très recommandable blog L’anagnoste.

19 mars 2009
T T+